Selon de nombreuses personnalités, dont l’ex-Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, l’ancien dirigeant soviétique Mikhail Gorbatchev ou l’ancien Secrétaire à la Défense américain William Perry, le risque d’une guerre nucléaire n’a jamais été aussi élevé depuis la Guerre froide. Pendant des décennies, la dissuasion nucléaire a été présentée comme un instrument destiné à empêcher la guerre, reposant sur la peur de représailles dévastatrices en cas d’agression. Or, les évolutions récentes tant des doctrines (telles la ‘Nuclear Posture Review’ annoncée par Donald Trump en février 2018) que des choix ou des aléas technologiques contribuent à briser ce tabou du « non-emploi« .
Elles abaissent dangereusement le seuil d’utilisation des quelques 13 410 armes nucléaires existantes et entraînent le monde vers le cataclysme : recours aux missiles de croisière voire aux missiles hypersoniques, miniaturisation des têtes nucléaires, scénarios d’escalade vers le nucléaire en cas d’attaque conventionnelle, chimique, biologique, voire cybernétique, risques croissants d’utilisation accidentelle ou terroriste et de piratage informatique, etc. Ce risque est aggravé par les crises régionales (Inde-Pakistan, Moyen-Orient, Péninsule coréenne), la démolition systématique de l’architecture de contrôle qui avait assuré jusqu’ici la stabilité (traités ABM, INF, New START, Accord sur le Nucléaire iranien) et la course effrénée aux armements à laquelle se livrent les puissances nucléaires.
L’association Initiatives pour le Désarmement Nucléaire (IDN), présidée par Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, comme de nombreux États et personnalités dans le monde, est convaincue que la seule façon efficace d’empêcher la guerre nucléaire consiste non pas à accumuler, moderniser et rendre plus utilisables les armes nucléaires, mais à les éliminer. C’est pourquoi elle a présenté ou soutenu plusieurs mesures qui auraient pour effet, à court terme, de réduire le danger de guerre nucléaire, à moyen terme, d’empêcher la prolifération des armes nucléaires et, à et long terme, de les éliminer dans le cadre d’un processus multilatéral, progressif et contrôlé. La France peut jouer un rôle moteur dans ce processus et retrouver ainsi un espace d’initiative et d’influence.
A COURT TERME :
RÉDUIRE D’URGENCE LE RISQUE D’UTILISATION DES ARMES NUCLÉAIRES
Sur les quelque 3 320 armes nucléaires déployées par les Etats-Unis et la Russie, environ la moitié sont placées en alerte maximale, permettant un tir dans les minutes suivant la détection d’un lancement adverse. C’est ce statut qui risque de provoquer le déclenchement accidentel, par erreur ou non autorisé d’une guerre nucléaire. En particulier, les armes doivent être séparées de leurs vecteurs afin de laisser du temps aux décideurs d’intervenir pour éviter une telle catastrophe.
En priorité, le gel du programme nucléaire et balistique nord-coréen en échange du gel des exercices militaires américano-sud-coréens doit permettre de renouer avec les négociations multilatérales (Pourparlers à Six), seul cadre possible pour aboutir à une dénucléarisation effective de la Péninsule coréenne et la levée des sanctions à l’égard de Pyongyang.
L’Europe doit annoncer le retrait de toutes les armes nucléaires tactiques américaines (bombes à gravitation B61) déployées sur le continent (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Turquie) en échange du retrait total des armes nucléaires tactiques russes d’Europe. Les armes américaines, dites tactiques, sont destinées à être utilisées sur le sol européen et dans le cadre d’une escalade nucléaire entre les Etats-Unis et la Russie. Leur déploiement, loin d’assurer la sécurité de l’OTAN, accroît le risque que des pays européens deviennent la cible d’attaques nucléaires. Leur neutralisation, dans un premier temps, puis leur élimination favoriseront la négociation de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires américains et russes.
En dehors de la Chine et de l’Inde, toutes les puissances nucléaires incluent, dans leur doctrine, des scénarios de recours à l’arme nucléaire contre des attaques non nucléaires perpétrées par d’autres puissances nucléaires ou par des États non dotés d’armes nucléaires (exceptions aux “garanties négatives de sécurité”). Seule une politique de non-emploi en premier des armes nucléaires réduira significativement le risque de recours aux armes nucléaires. En effet, seule une attaque nucléaire est de nature à mettre en cause les intérêts vitaux d’un pays. Tous les autres scénarios sont de nature à être dissuadés efficacement par des armements conventionnels ou d’autres formes de défense. La Conférence du désarmement, où sont représentées toutes les puissances nucléaires, est le cadre idéal pour négocier un tel accord.
Les États dotés de l’arme nucléaire et signataires du TNP ont l’obligation de présenter des rapports périodiques sur les mesures prises en faveur du désarmement nucléaire. Cette obligation n’est dans l’ensemble pas respectée. Force est de constater que ces rapports sont de qualité inégale et contribuent peu à la transparence. Celle-ci serait pourtant de nature à rassurer les pays non dotés d’armes nucléaires que leurs engagements de non-prolifération sont équilibrés par des efforts de désarmement nucléaire. La Conférence d’examen du TNP de 2021 devrait offrir l’occasion de la mise en place d’un tel système de transparence.
À MOYEN TERME :
RENFORCER LA NON-PROLIFÉRATION DES ARMES NUCLÉAIRES
L’entrée en vigueur de ce traité, adopté en 1996, est toujours dépendante de la ratification de huit pays (Chine, Corée du Nord, Egypte, Etats-Unis, Inde, Iran, Israël, Pakistan), même si son application provisoire a démontré la capacité de son régime de vérification de détecter les essais nord-coréens. Une ratification conjointe des Etats-Unis et de la Chine suivie d’une campagne internationale aurait un effet d’entraînement sur les autres Etats et renforcerait encore la norme d’interdiction des essais, élément essentiel du régime de non-prolifération.
Même si la plupart des puissances nucléaires ont décrété des moratoires unilatéraux de production, tant leurs stocks sont élevés, il n’existe pas de texte international juridiquement contraignant sur la question. Une nouvelle norme d’interdiction de production serait un moyen efficace d’empêcher le développement de nouveaux programmes nucléaires.
Si le Pakistan continue de bloquer l’amorce de la négociation à la Conférence du désarmement, le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU devrait permettre une telle négociation. Afin de faciliter celle-ci, la simple interdiction de toute production future doit s’accompagner d’un engagement des puissances nucléaires de ne pas puiser dans leurs stocks existants pour produire de nouvelles armes.
Découlant des obligations contenues dans l’article VI du TNP visant au désarmement nucléaire dans le cadre d’un désarmement général et complet, cet engagement vise à rendre la sécurité des États moins dépendantes des armes nucléaires et donc celles-ci moins attractives pour des États tentés par la prolifération. Au minimum, les puissances nucléaires devraient discuter ensemble de leurs doctrines nucléaires afin de réduire les incompréhensions ou interprétations erronées susceptibles de nourrir une dangereuse course aux armements.
Ce projet est à l’ordre du jour de l’ONU et du TNP depuis 1991. Malgré plusieurs tentatives en 1995 et 2010, le processus de négociation en vue de l’établissement d’une telle zone reste bloqué par le dilemme “désarmement en premier” (pays arabes, Iran) et “paix en premier” (Israël, États-Unis). La conférence annuelle lancée au sein de l’ONU en novembre 2019 aurait dû permettre un compromis combinant des mesures de confiance et de sécurité et des mesures de désarmement, mais a été reportée à 2021 à cause de la pandémie de Covid-19.
L’Accord sur le programme nucléaire iranien (JCPOA), malgré la crise provoquée par le retrait américain et les rétorsions iraniennes, devrait être considéré comme un modèle en termes de non-prolifération et de vérification, notamment en excluant la production d’uranium hautement enrichi et de plutonium au Moyen-Orient.
À LONG TERME :
ÉLIMINER LES ARMES NUCLÉAIRES PROGRESSIVEMENT ET SOUS CONTRÔLE
Détenteurs de 90% des armes nucléaires mondiales, les Etats-Unis et la Russie ont la responsabilité principale de négocier en priorité de nouvelles réductions substantielles et vérifiables de leurs arsenaux en incluant toutes les catégories (stratégiques déployées et non déployées, non stratégiques) ainsi que la défense anti-missile et les composantes spatiales. Un tel abaissement des plafonds facilitera l’association des autres puissances nucléaires à la négociation et à l’étude en commun de systèmes de vérification fiables. Le gel des programmes actuels de modernisation et de lancement de nouveaux types d’armes (missiles de croisière américains à ogive à faible puissance, missiles hypersoniques ou drones nucléaires sous-marins russes) devrait être le point de départ de ces nouvelles négociations, de même que l’inclusion des missiles à portée intermédiaire couverts par l’ancien traité FNI et la prorogation intérimaire du traité New START, qui expire en février 2021.
Plusieurs puissances nucléaires, dont la France, ont déjà procédé à des réductions unilatérales de leurs stocks d’armes nucléaires. Le Royaume-Uni a ainsi supprimé sa composante aéroportée pour ne conserver que la composante sous-marine. La France a fait de même avec la composante terrestre, et pourrait poursuivre avec la suppression progressive de la composante aérienne, jugée inutile et coûteuse. De même, ayant modernisé ses missiles sous-marins, elle peut sans dommage réduire leur nombre et celui des ogives dont ils sont équipés. Ces mesures intérimaires concrétiseraient l’engagement de désarmement nucléaire inscrit dans le TNP. Tout État doté de l’arme nucléaire ayant signé le TNP doit respecter ses dispositions, et notamment son article VI qui appelle à un désarmement progressif et continu des puissances nucléaires.
Ce traité, adopté par 122 États à l’ONU, entre en vigueur le 22 janvier 2021. Bien que sa négociation ait été boycottée par les puissances nucléaires, il comble une lacune juridique importante : après les armes biologiques et chimiques, il établit la norme d’interdiction de l’arme nucléaire, dernière catégorie d’arme de destruction massive à être prohibée car impossible à utiliser dans le respect du droit international humanitaire qui protège les civils non combattants.
Il prévoit que les États dotés de cette arme ont le choix pour adhérer à ce traité : soit éliminer leurs armes et s’y joindre, soit devenir partie au traité et annoncer aux autres États parties un plan de désarmement vérifiable (le cas échéant négocié avec les autres puissances nucléaires). Lorsque le TIAN entrera en vigueur (après 50 ratifications), il ne sera plus possible juridiquement aux puissances nucléaires d’affirmer que la possession, la menace d’emploi ou l’emploi de l’arme nucléaire sont légitimés par le TNP ou la Charte de l’ONU. Pour l’heure, aucune puissance nucléaire ne l’a signé.