Les risques d’un dérapage qui mènerait vers une guerre nucléaire augmentent, d’autant que de nouvelles technologies qui font disparaitre la frontière entre armes nucléaires et armes conventionnelles, entre les systèmes de défense et d’attaque, entre les classes d’armes régionales ou globales. De nouvelles frappes, précises et limitées, sont de nouveaux considérées comme des options envisageables.
Si le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire devait échouer, le déploiement de nouvelles armes de courte et moyenne portée en Europe pourrait devenir une réalité. Une spirale dangereuse d’attaques et de contre-attaques nucléaires serait alors fort probable.
Traduction d’un article d’IDN- InDepthNews du 11 novembre 2011 écrit par Alexei Arbatov.
Dr. Alexei Arbatov est chef du Centre pour la Sécurité Internationale à l’Institut Primakov de Recherche Nationale de l’Economie Mondiale et des Relations Internationales. Il a été chercheur résident au Centre Carnegie à Moscou pour le Programme de Non-Prolifération. Il a été représentant à la Duma, vice-président de Yabloko (le parti démocrate uni russe) et chef adjoint du Comité de Défense de la Duma. Il a été membre de l’Académie Russe des Sciences, dont il est le chef du Centre pour la Sécurité Internationale de l’Institut Mondiale de l’Economie et des Relations Internationales. Le texte suivant est son rapport sur les perspectives d’un monde sans armes nucléaires et pour le désarmement intégral (11 novembre 2017 au Vatican).
Certains considèrent que les armes nucléaires ont protégé l’humanité ces 72 dernières années d’une troisième guerre mondiale. L’argument est que depuis le début de l’ère de la dissuasion (à la suite de Hiroshima et Nagasaki) une guerre mondiale ne s’est pas produite.
Seul Dieu est capable de savoir si c’est en effet le cas : le débat sur les « si » et les « en conséquence » est stérile. Aucune partie ne peut démontrer irrévocablement que la dissuasion nucléaire a effectivement empêchée une troisième guerre mondiale. Il est toutefois important de souligner que des périodes de longues paix ont existées dans le passé, sans pour autant que la dissuasion nucléaire ait été présente. Entre la bataille de Waterloo de juin 1815 et la catastrophe d’aout 1914, ou encore durant les cent cinquante ans entre la guerre des trente ans du XVII siècle et les guerres napoléoniennes du XIX siècle, aucune guerre de grande ampleur n’a eu lieu.
Il y a de sérieuses raisons de douter que la dissuasion nucléaire réussisse à empêcher une guerre régionale ou mondiale dans les années à venir :
– La nouvelle confrontation Russie-Etats-Unis, ou encore la Russie contre l’OTAN dans la zone euro-atlantique ;
– Une expansion nucléaire multipolaire ;
– Un développement de technologies militaires avancées et de nouveaux concepts stratégiques.
L’hypothèse d’une guerre nucléaire entre la Russie et l’Occident a resurgi depuis 2014. Cette perspective semblait impensable il y a quelques années, sans parler des décennies précédant la guerre froide en 1980. A ce moment-là l’Europe paraissait être dans une période de stabilité et de sécurité sans égale depuis la chute de l’empire romain. Mais depuis quelque temps les tensions entre les forces russes et l’OTAN se sont répétées : dans le conflit en Ukraine, dans la Mer Noire, ou encore dans les régions de l’arctique. Ces risques multiples pourraient mener à une rapide détérioration des relations et à une guerre de grande ampleur. Le danger ne se limite pas à la Russie et à l’OTAN puisque même la Chine pourrait s’opposer aux prétentions américaines, et créer de graves tensions avec Taiwan ainsi que dans l’Ouest du pacifique sur le contrôle des mers territoriales.
Les « guerres quasi-gelées » en Ukraine, en Géorgie, en Azerbaïdjan, ou en Moldavie pourraient mener à une réelle guerre réelle et entrainer la Pologne, les Etats Baltes, la Turquie et la Roumanie, ensemble avec le reste de l’OTAN, dans une guerre contre la Russie. Même en temps de paix, les exercices militaires de l’OTAN et de la Russie, en proximité les uns des autres, pourraient mettre l’étincelle à la poudre.
Un conflit direct entre la Russie et l’OTAN en Europe de l’Est, dans les pays baltes ou dans la Mer Noire, provoquerait l’utilisation d’une arme nucléaire par le camp qui considère que sa défaite est inévitable. Ce risque est accru par le fait que les armes nucléaires se trouvent partagées entre les différentes branches de l’armée (la marine, l’armée de terre ou l’armée de l’air).
Si le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire devait échouer, le déploiement de nouvelles armes de courte et moyenne portée en Europe pourrait devenir une réalité. Une spirale dangereuse d’attaques et de contre-attaques nucléaires serait alors fort probable.
L’équilibre des forces a changé aujourd’hui. Durant la Guerre Froide, la répartition des forces nucléaires était majoritairement bipolaire : deux pouvoirs détenaient 98% de l’arsenal nucléaire. Ce dernier quart de siècle a vu ce pourcentage de bipolarité réduit à environ 80% (en majeure partie grâce au désarmement partiel de la Russie et des Etats-Unis).
Le problème est que, en parallèle, d’autres Etats ont réussis à obtenir l’arme (nous sommes passés de 7 à 9). Tous les Etats qui détiennent l’arme nucléaire sont impliqués dans des conflits, souvent régionaux, que ni les Etats-Unis ni la Russie ne peuvent contrôler comme ils le faisaient autrefois. De plus, certains de ces Etats ne sont pas politiquement stables. Sur les neufs Etats qui détiennent l’arme, 7 d’entre eux envisagent officiellement d’utiliser l’arme nucléaire, dans des déclarations officielles ou dans de réelles opérations. La Chine et l’Inde font exception en ayant apparemment révisé leur politique de défense nucléaire. Un conflit sérieux en Asie de Sud, dans l’Est ou le Moyen-Orient, mènerait fort probablement à une catastrophe nucléaire, avec des effets dévastateurs régionaux et internationaux.
Une course aux armements comme on l’a connue durant la Guerre Froide ne serait plus bilatéral : la Russie et les Etats-Unis seraient rejoints par la Chine, l’Inde, Israël, la Corée du Nord, ce qui pourrait également mener à un élargissement du « club nucléaire » avec l’inclusion de l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud, le Japon, Taiwan, ou d’autres nations. La prolifération massive d’armes nucléaires serait également l’environnement idéal pour que des terroristes s’approprient d’une arme.
Enfin, un danger sérieux naît du développement de nouvelles technologies militaires lié à une révolution des systèmes de commande-contrôle-information, en matière de guidage de missiles hypersoniques, de drones, d’intelligence artificielle, de guerre spatiale ou de guerre cyber. Ces nouvelles technologies font disparaitre la frontière entre armes nucléaires et armes conventionnelles, entre les systèmes de défense et d’attaque, entre les classes d’armes régionales ou globales.
Aujourd’hui l’équilibre entre les forces nucléaires russes et américaines parait stable et aucune des deux parties ne considère qu’une attaque nucléaire soit vraiment probable. Paradoxalement, de nouvelles frappes, cette fois-ci précises et limitées, sont de nouveaux considérées comme des options envisageables. Cette nouvelle stratégie est encouragée par les avancées technologiques qui améliorent la précision et le degré de nuisance des frappes, ainsi que dans leur lancement et le contrôle des trajectoires.
Un autre danger apparait du fait qu’aujourd’hui la dissuasion conventionnelle fait face à de nouvelles armes de précision. Une frappe contre des centres radars de détections de missiles ou des centres de contrôle satellite rendrait « aveugle » les Etats nucléaires, menant fort probablement à une réponse nucléaire.
De tels concepts sont dangereux. Présentés à un dirigeant belliqueux, peu éduqué et sans expérience pourrait mener à un désastre. Ces nouvelles technologies sont les plus dangereuses innovations que le monde ait jamais connu, en particulier parce qu’elles augmentent la probabilité d’une guerre nucléaire.
Aucun des dangers énoncés ci-dessus ne peut être réglé par la dissuasion nucléaire. Les Etats-Unis, la Russie et les autres nations détentrices doivent mener une sérieuse réflexion sur la manière de les limiter.
Le premier pas à faire serait d’engager une concertation pour régler de manière pacifique les conflits qui se poursuivent en Europe, en particulier l’Ukraine. Si les accords de Minsk n’entrent pas en vigueur deux ans après leur conclusion, ils devront être renforcés par des mécanismes efficaces, appuyés par une vaste opération de maintien de la paix et de la sécurité par les Nations Unies.
Les exercices militaires de la Russie et de l’OTAN devraient être réduits et séparés géographiquement, sur la base d’un accord mutuel. Il faudrait qu’une confiance mutuelle soit rétablie, notamment en accroissant la transparence (le document de Vienne « Open Skies Treaty »), et les accords Etats-Unis-URSS sur la prévention des accidents de 1972 et 1989 devraient être améliorés et concerner la Russie et l’OTAN.
Ensuite, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire doit être respecté et les accusations de son non-respect par la Russie ou par les Etats-Unis devraient être réglées de manière diplomatique, avec une implication personnelle des deux chefs d’Etats. Les deux Etats devraient immédiatement reprendre les négociations sur un nouveau traité START dans le but d’atteindre une réduction substantielle d’armes stratégiques et en réglant tous les points de désaccord. Une telle avancée encouragerait d’autres Etats à procéder à des désarmements et des négociations semblables.
Enfin, les chefs d’Etats russes et américains devraient reconfirmer qu’une « guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne devrait jamais être entreprise », comme leurs prédécesseurs l’ont affirmé durant les années 70 et 80, et il serait bon que les chefs d’Etats des sept autres Etats détenteurs de l’arme se joignent à cette déclaration.
Mais tout ceci n’est pas assez. Il est impératif d’instituer certains principes communs. Dès lors qu’on admet, par exemple, que l’utilisation d’une seule arme nucléaire mènerait inévitablement à une escalade des tensions, il faut alors exclure l’option nucléaire des relations stratégiques par les grandes puissances.
Nous devrions aussi souligner que les nouvelles technologies qui brouillent la frontière entre armes conventionnelles et nucléaires sont déstabilisantes. Elles devraient être limitées et contrôlées. Les systèmes de défense pour empêcher une attaque par un acteur non-Etatique devrait améliorées par une concertation entre les Etats.
Que l’arme nucléaire ait protégée ou non l’humanité dans le passé, elle ne nous protègera certainement pas dans le futur. La civilisation humaine, qui « assure » sa propre sécurité par une capacité de s’autodétruire en quelques heures de guerre nucléaire, ne mérite pas le titre de « civilisation ». Il est grand temps de trouver une autre sécurité mondiale.