La Croix du 7 novembre a publié la Tribune suivante sous le titre :
Dissuasion nucléaire : circulez, il n’y a plus rien à voir !
Paul Quilès met en perspective les contradictions de la politique française en matière de désarmement. Il analyse précisément les principales affirmations de la « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale » commandée par le président Macron et qui vient d’être rendue publique. Cette tribune est signée par six personnes ayant des expériences diverses en matière de défense et de géopolitique : Bernard Norlain, Marc Finaud, Michel Drain, Annick Suzor-Weiner, Grégoire Mallard (1)
Depuis 2003, l’exercice est devenu rituel : à chaque changement de président de la République, un comité, cette fois composé de représentants des administrations et de quelques experts, est constitué pour analyser l’environnement stratégique et les menaces auxquelles est confrontée la France et en déduire les moyens nécessaires à ses armées et à sa politique de sécurité. L’intention est légitime. La plupart des grands pays procèdent ainsi.
Notre débat : La doctrine de la dissuasion nucléaire est-elle encore pertinente ?
Ce qui distingue la France est la démarche consistant à exclure systématiquement de l’analyse toute remise en cause non seulement de la doctrine de dissuasion nucléaire, mais encore de ses « composantes ». Il suffit de lire la lettre de mission du Président à la ministre des Armées, préalable à la mission des experts : « [vos réflexions] devront veiller à la bonne articulation des différents volets de la politique nationale de défense et de sécurité avec la stratégie de dissuasion nucléaire dont j’ai décidé le maintien. »
(Re)lire l’éditorial de Dominique Greiner : Abolir l’arme nucléaire
Un sujet jugé tabou
Évacuer ainsi a priori toute discussion de ce sujet jugé tabou permet d’occulter aisément les paradoxes et contradictions qui caractérisent la réflexion stratégique française. Reprenons quelques-unes des formules de la Revue stratégique.
« Le monde a besoin d’un multilatéralisme efficace, incarné par une ONU forte ». Le document affirme que « la France continuera à s’investir pleinement au profit d’une vision des rapports de force et de puissance régulés par le droit ». Mais dans le même temps, la France boycotte les négociations sur l’interdiction des armes nucléaires au sein de l’ONU et se réserve le droit d’utiliser une arme qui anéantirait des millions de civils innocents au mépris des règles du droit humanitaire.
« Le Traité d’interdiction des armes nucléaires […] risque d’affaiblir […] le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) ». Ceci « dans un monde où le fait nucléaire réapparaît en force ». ». C’est admettre que le TNP a besoin d’être renforcé ou complété pour empêcher cette réapparition. Le document omet l’obligation de « négocier de bonne foi le désarmement nucléaire inscrite dans le TNP. Par ailleurs, le Traité d’interdiction des armes nucléaires n’empêche nullement d’adopter les mesures intérimaires voulues par la France et fixe un objectif à la limitation des armes nucléaires : leur élimination.
« Au-delà de la menace directe [de] la Corée du Nord, les puissances régionales proliférantes font courir le risque d’un effondrement du régime de non-prolifération ». La dynamique de prolifération ne saurait être imputée à l’adoption récente du Traité d’interdiction des armes nucléaires mais plutôt à l’exemple des puissances reconnues comme nucléaires par le TNP (sous réserve de leur obligation de désarmement) et parfois à leur complaisance envers les États proliférants (Inde, Pakistan, Israël). Prétendre interdire aux autres une arme dont nous faisons la « clé de voûte de notre stratégie de défense » ne peut que la rendre attractive à ceux qui, imitant la France, entendent se protéger « contre toute agression d’origine étatique, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme ».
Ouvrir de nouvelles négociations
« Le désarmement ne se décrète pas mais se construit ». C’est bien pourquoi les partisans du Traité d’interdiction des armes nucléaires préconisent non pas un désarmement unilatéral et partiel, mais une démarche multilatérale, négociée en vue d’accords équilibrés et vérifiables applicables à tous les pays possesseurs d’armes nucléaires. Le TNP va célébrer l’an prochain son demi-siècle ; il est temps que de nouvelles négociations s’ouvrent pour permettre enfin sa mise en œuvre complète.
« La dépendance croissante des systèmes d’armes ou de commandement aux technologies numériques les rend toujours plus sensibles à cette menace ». Une raison de taille pour engager la transition vers une moindre dépendance à l’égard des armes nucléaires, les plus vulnérables, et non promouvoir la « permanence » ou la « pérennité » indéfinie de ces armes, comme le fait la France.
« Des fragilités multiples, facteurs d’aggravation des crises ». La Revue stratégique identifie les risques anciens et nouveaux auxquels est confrontée la France : « terrorisme, retour de la guerre ouverte dans notre voisinage, montée en puissance militaire et industrielle de nombreux États, fragilités et recompositions européennes ; pressions démographiques et migratoires, dérèglements climatiques, rivalités énergétiques, criminalité organisée, ruptures technologiques et numériques ». L’arme nucléaire ne permet de faire face à aucune de ces menaces et son coût risque d’affaiblir nos moyens de les contrer.
« Notre autonomie stratégique demeure un objectif prioritaire de notre politique de défense ». Un tel objectif est partagé par la plupart des États, même membres d’alliances. En s’arc-boutant sur le maintien inconditionnel et illimité de sa stratégie de dissuasion nucléaire, le France aboutit en fait au résultat contraire. Comme on l’a vu dans ses réactions à la proposition de négocier dans un cadre multilatéral l’interdiction des armes nucléaires, elle s’est en fait alignée sur le refus des autres puissances nucléaires, y compris la Corée du Nord, qu’elle critique tant. Au lieu d’apparaître comme un acteur diplomatique majeur, elle risque de se couper encore davantage aujourd’hui des deux tiers des États Membres de l’ONU, qui n’acceptent plus que quelques puissances continuent indéfiniment à faire peser sur la planète la menace d’une catastrophe humanitaire et écologique aux dimensions inouïes.
(1) Paul Quilès, ancien ministre de la Défense
Bernard Norlain, Général (2S) ancien commandant de la Force aérienne de Combat
Marc Finaud, ancien diplomate français, professeur associé au Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP)
Michel Drain, ancien responsable du secrétariat de la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale
Annick Suzor-Weiner, docteure en physique, présidente de Pugwash France
Grégoire Mallard, professeur au Graduate Institute à Genève, auteur d’une thèse sur la diplomatie nucléaire.