Depuis l’époque de la guerre froide, les États dotés de l’arme nucléaire lui attribuent un rôle de dissuasion. La capacité d’infliger à l’adversaire des dommages inacceptables les protégerait de toute agression d’origine étatique contre leurs intérêts vitaux. Pour ses partisans, la dissuasion nucléaire continue à jouer ce rôle ultime de garantie de sécurité. Pour ses détracteurs, l’arme nucléaire a une fonction déstabilisatrice, et sa prolifération pourrait conduire à la guerre nucléaire.
Dossier de La Croix, le 05/09/2017
Ci-dessous les interviews de Paul Quilès et de Bruno Tertrais
Paul Quilès :« L’arme nucléaire pousse à la prolifération »
Recueilli par Olivier Tallès, le 05/09/2017 à 17h59
La doctrine de la dissuasion nucléaire est-elle encore pertinente ? L’avis de Paul Quilès, président d’Initiatives pour le désarmement nucléaire, ancien ministre de la défense (1985-1986), ex-président de la commission de la défense de l’Assemblée nationale.
La dissuasion nucléaire, disait récemment un haut responsable français de la défense, est un concept solide mais flexible. À vrai dire, je n’ai pas bien saisi ce que voulait dire cette formulation. Peut-être s’agissait-il de rappeler que ce concept a changé au moins une dizaine de fois de définition ! Lorsque j’étais ministre de la défense sous François Mitterrand, on parlait d’armes nucléaires stratégiques, préstratégiques et tactiques (armes de champ de bataille). Ni le président ni moi ne comprenions en quoi une arme préstratégique avait vocation à être dissuasive ou offensive. Aujourd’hui, on parle même de recherches sur des missiles hypersoniques furtifs, dont la vocation n’a rien de défensive.
L’histoire démontre que l’arme nucléaire pousse à la prolifération. Il suffit de regarder l’accroissement des stocks d’ogives entre les années 1950 et les années 1980 ou encore le nombre de pays possesseurs qui n’a cessé d’augmenter. Durant la guerre froide, la bombe n’a pas empêché de nombreuses guerres par procuration au Moyen-Orient, en Afrique, en Extrême-Orient… Le monde a frôlé la catastrophe lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. Sans oublier les dizaines d’accidents recensés ou les possibles erreurs d’interprétation. Pour mémoire, en 1983, un satellite soviétique avait confondu la chaleur des rayons du soleil avec celle d’un missile américain, manquant de peu de déclencher un tir de riposte aux conséquences incalculables !
Les partisans de la dissuasion évoquent l’absence de Troisième Guerre mondiale entre l’URSS et les États-Unis, mais il est impossible de savoir ce qui se serait passé sans l’existence des armes atomiques. Ils parlent aussi de la bombe comme d’une sorte « d’assurance-vie » qui offrirait une sécurité en inspirant la terreur à l’ennemi. Or, Israël a été attaqué en 1973 alors que le pays avait rejoint le cercle des États détenteurs. Même chose pour la Grande-Bretagne qui a dû faire face à une offensive de l’Argentine dans l’archipel des Malouines en 1982.
Les cinq pays officiellement détenteurs de l’arme s’offusquent aujourd’hui de ce que la Corée du Nord développe son programme, en brandissant le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), rédigé en réalité pour conserver leur monopole. Ces mêmes pays oublient au passage que l’article 6 dudit traité – qu’ils ne respectent pas ! – les engage au désarmement nucléaire dans de brefs délais.
Il serait souhaitable de relire les propos de Ronald Reagan, devenu sur le tard un partisan du désarmement. L’ancien président américain avouait dans ses Mémoires : « En tant que commandant en chef des forces armées américaines, vous n’avez que six minutes pour décider comment réagir à un signal sur un écran radar et s’il faut ou non déclencher l’apocalypse. Qui pourrait faire preuve de raison dans un moment pareil ? »
Recueilli par Olivier Tallès
La dissuasion nucléaire reste un mal nécessaire
Bruno Tertrais
Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)
Qu’on le veuille ou non, la dissuasion nucléaire reste un mal nécessaire pour assurer la paix entre les grandes puissances. Il s’agit certes d’un mode de gestion des relations entre grandes puissances fondé sur la destruction massive mais il n’existe pas aujourd’hui d’alternative crédible pour la protection des intérêts les plus essentiels d’un État. La dissuasion nucléaire a été efficace pendant la guerre froide et elle le reste. Elle n’a jamais eu pour ambition d’éviter tout conflit impliquant un État disposant d’une capacité nucléaire. La dissuasion est destinée à éviter un affrontement militaire majeur impliquant des pays dotés de l’arme nucléaire ou protégés par des pays ayant cette capacité.
Depuis 1945, force est de constater que le système a fonctionné dans toute une série de crises et d’incidents. Pendant la guerre froide, à l’exception de Cuba, les superpuissances n’ont jamais été au bord de la guerre. Pendant la guerre de 1973 entre Israël et l’Égypte, les militaires égyptiens se sont délibérément abstenus d’aller jusqu’au cœur du territoire israélien. La possession de l’arme nucléaire a plutôt contribué à freiner la belligérance entre l’Inde et le Pakistan qui ne sont jamais rentrés en guerre ouverte malgré des épisodes de conflits limités comme la crise de Kargil en 1999.
Dans la plupart des cas, si les armes nucléaires n’ont pas été employées, c’est parce que les protagonistes se sont gardés de mettre en cause les intérêts vitaux de leurs adversaires. Tous les États nucléaires ont adopté des doctrines de dissuasion qui ne font pas entrer l’arme nucléaire dans une logique d’emploi. Cette tradition de non- emploi s’est consolidée. Pour un État nucléaire, le seuil de déclenchement de la riposte nucléaire, ce sont les intérêts vitaux, une atteinte à l’existence en tant qu’État-nation. L’évolution technologique vers des armes nucléaires plus précises n’a amené aucun pays à faire évoluer sa doctrine vers « l’emploi ».
Pour autant, les États nucléaires sont aujourd’hui plus nombreux, ce qui rend plus difficile la maîtrise des crises internationales. Certains États nucléaires, en particulier la Chine, la Russie et la Corée du Nord, ou le Pakistan, ont des comportements provocateurs qui pourraient déclencher des crises militaires. Par ailleurs, les interventions militaires occidentales ou russes ont conforté les programmes nucléaires de pays tels que la Corée du Nord et l’Iran. D’où l’importance des politiques de non-prolifération.
Recueilli par François d’Alançon