Article paru dans Médiapart du 30 mai 2020 sous le titre :
Course aux armements:
les Docteurs Folamour n’ont pas le Covid-19
PAR FRANÇOIS BONNET
Donald Trump dénonce une fois de plus un traité de contrôle des armements. Moscou annonce de nouveaux essais de la « torpille du Jugement dernier ». La Chine devient le deuxième producteur mondial d’armes. La crise sanitaire mondiale n’a pas freiné la militarisation à outrance des puissances.
La crise sanitaire mondiale, qui a déjà fait plus de 360 000 morts, aurait pu avoir un effet dissuasif. Ce n’est pas le cas. Dans un monde bouleversé par le Covid-19, la course aux armements repart de plus belle. Et ce, sur les deux fronts principaux : le démantèlement des systèmes de contrôle et de désarmement ; le développement de nouvelles armes de destruction massive.
Face à face, une fois de plus, Donald Trump et Vladimir Poutine, avec en embuscade Xi Jinping. La Chine est devenue le deuxième producteur mondial d’armes, selon l’institut de référence suédois Sipri, derrière les États-Unis, mais devant la Russie. La nouvelle guerre froide se joue désormais à trois dans une insécurité internationale grandissante.
C’est d’abord un accord international de plus que Donald Trump a décidé de dénoncer. Le 21 mai, le président américain a annoncé que les États- Unis allaient sortir du traité Ciel ouvert. Le retrait sera effectif dans six mois, en novembre 2020. Cet accord, signé en 1992 et appliqué depuis 2002, rassemble 34 pays, à savoir les membres de l’Otan, auxquels s’ajoutent la Suède, la Finlande, l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie.
Ciel ouvert vise à renforcer la confiance en organisant des vols aériens d’observation et de surveillance de chaque État membre par les autres États. Le processus est extrêmement codifié : nombre de vols et itinéraires, équipements d’observation embarqués (caméras, analyseurs infrarouges, imagerie radar), communication aux États survolés des informations recueillies, etc. L’objectif est simple : organiser la transparence sur les mouvements de troupes, les bases et équipements militaires, et faciliter les échanges entre états-majors des pays membres.
Chaque mois, les représentants des États se retrouvent à Vienne, au siège de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pour suivre les programmes de survol. Ce traité Ciel ouvert est devenu un des piliers de l’architecture de contrôle et de désarmement créée à partir des années 1980.
Donald Trump est déterminé à faire table rase. L’an dernier, il dénonçait l’important traité FNI sur les forces nucléaires intermédiaires, une pierre angulaire de la sécurité en Europe (lire nos précédents articles ici et là). La renégociation du traité New Start de réduction des armes nucléaires stratégiques, qui expire en 2021, est à l’arrêt. Et voilà que Washington déchire l’accord Ciel ouvert…
L’argument avancé est le même que celui utilisé pour mettre fin au traité FNI : Moscou ne respecte pas cet accord, a assuré Donald Trump, empêchant par exemple des survols de l’enclave russe de Kaliningrad. Mais aucun élément précis n’a été fourni par le Pentagone. Une commission de conciliation est par ailleurs prévue par l’accord en cas de différends sur son application par les pays membres (lire ici une note de l’IDN, Initiatives pour le désarmement nucléaire).
« C’est une gifle pour nos alliés européens », ont protesté les démocrates américains. La Russie a dénoncé cette nouvelle « étape du démantèlement de l’architecture de sécurité internationale ». Les ministres européens des affaires étrangères ont dit leur désaccord dans un communiqué commun. Seul le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a repris l’argumentaire américain en déclarant que « la mise en œuvre sélective actuelle par la Russie de ses obligations a sapé la contribution de cet important traité à la sécurité ».
Pendant que Donald Trump défait un à un les accords multilatéraux de contrôle des armements, Vladimir Poutine accélère lui la mise au point de nouvelles armes nucléaires stratégiques. Six programmes distincts sont en cours. Et si le budget russe de la défense est plus de dix fois inférieur au budget américain, la surprise est que les calendriers annoncés de développement de ces armes semblent être à peu près tenus.
C’est ainsi que cinq jours après la décision de Trump sur le traité Ciel ouvert, un haut responsable de la défense russe a annoncé à l’agence de presse russe Ria-Novosti qu’une nouvelle campagne de tests de la torpille Poséidon se tiendrait dès cet automne. C’est même un test de lancement de cette arme radicalement nouvelle qui devrait être fait depuis le nouveau sous- marin nucléaire géant, le Belgorod, sorti l’an dernier des chantiers navals (lire ici et là).
La torpille Poséidon nous renvoie aux heures les plus folles de la guerre froide. Elle accumule les superlatifs et est décrite par de nombreux spécialistes de défense comme « la torpille du Jugement dernier » ou la
« torpille de l’Apocalypse », une arme susceptible de bousculer les stratégies de dissuasion nucléaire.
De quoi s’agit-il ? Poséidon est présenté comme une sorte de drone sous-marin. C’est une torpille géante, la plus grande jamais construite, propulsée par un réacteur nucléaire, pilotée à distance, chargée d’une tête nucléaire de 2 mégatonnes (133 fois Hiroshima). L’engin peut parcourir 10 000 kilomètres, atteindre sous l’eau une vitesse de 200 km/h et se déplacer dans de très grandes profondeurs (jusqu’à 1 000 mètres), ce qui la rend largement indécelable et parfaitement inatteignable.
Puisque la Russie aime depuis quelques années montrer ses nouveaux muscles nucléaires, son ministère de la défense a même posté sur YouTube une vidéo censée démontrer les capacités destructrices de Poséidon (voir ci-dessus) et a laissé publier d’autres vidéos par des sites russes spécialisés.
« Personne au monde ne dispose d’une telle arme »
La torpille Poséidon ne pourra pas seulement détruire n’importe quel groupe naval. Pire ou mieux, selon nos Docteurs Folamour, elle pourrait exploser sous l’eau à quelques kilomètres de rivages ennemis, près de New York par exemple, provoquant un tsunami radioactif de « vagues de plusieurs dizaines de mètres de haut » qui viendrait engloutir la ville et son littoral. Voilà de quoi faire rêver les scénaristes de l’Apocalypse à Hollywood. Ci-dessous une autre vidéo « autorisée » par le ministère russe de la défense :
Le programme Poséidon, alors appelé Status-6, aurait été révélé par erreur en 2015 avec la diffusion d’images sur deux chaînes publiques russes, ce qui laisse sceptiques tous les observateurs, sachant le contrôle étroit exercé par le pouvoir russe sur tous les sujets de défense. Mais c’est en mars 2018, lors de son adresse annuelle à l’Assemblée fédérale, que Vladimir Poutine détaille les nouveaux programmes stratégiques et s’attarde sur la torpille Poséidon.
« Personne au monde ne dispose d’un tel système » d’arme, assure alors le président russe, qui invite les États-Unis à « prendre en compte la portée et la vitesse des armes prospectives [russes] avant de prendre des décisions qui menaceraient la Russie ». En tout, 32 torpilles doivent être développées pouvant être lancées depuis quatre sous-marins, dont le dernier construit, Belgorod, qui sera opérationnel et livré à la flotte du Nord dans les semaines à venir, et le Khabarovsk, qui est en construction.
Comme le note la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), avec Poséidon, la Russie met à bas les efforts colossaux de déploiement par les États-Unis de boucliers antimissiles, en particulier en Europe. « Poseidon est conçue pour parer au développement des systèmes de défense antimissile américains en créant des alternatives aux forces de missiles balistiques traditionnelles qui pourraient devenir moins efficaces avec l’amélioration des capacités antimissiles », estime la FRS.
La menace d’une telle arme, si elle devient véritablement opérationnelle, est prise très au sérieux par les responsables américains. À ce jour, le Pentagone ne dispose d’aucun système pour se protéger d’un tel risque. Signe de cette attention : la Nuclear Posture Review de 2018, document officiel du ministère américain de la défense, mentionne à plusieurs reprises la torpille en insistant sur la modernisation accélérée de l’arsenal nucléaire russe.
Il est heureusement d’autres experts pour relativiser le danger réel de la « torpille du Jugement dernier ». Ceux-là notent d’abord le retard technologique de la Russie, reconnu d’ailleurs par Vladimir Poutine dans son discours de mars 2018, et la faiblesse des moyens financiers disponibles. La Russie aura-t-elle les moyens de mener jusqu’au bout un tel projet ? L’explosion accidentelle lors d’un test, en août 2019, de ce qui serait le nouveau missile sol-air à propulsion nucléaire Burevestnik (Moscou n’a donné aucune explication) démontrerait l’extrême difficulté de mener à bien de tels programmes d’armement.
La guerre, la terreur et la dissuasion sont aussi affaire de communication, notent d’autres spécialistes. Et le discours martial de la Russie promettant des armes tout droit sorties de films d’épouvante s’apparenterait à un bluff. « Ce n’est pas du bluff », écrit l’analyste H.I. Sutton, du site spécialisé Covert Shores. Sutton veut pourtant démystifier la fameuse torpille : « Poséidon a un air de mystère de super-arme semblable aux développements d’armes soviétiques de la guerre froide. Par conséquent, une grande partie des informations et des analyses, tant russes qu’occidentales, sont hautement spéculatives, mal informées et absurdes. »
« Poutine doit continuer à faire connaître les armes nucléaires russes sur la scène mondiale, car elles sont littéralement la seule chose que la Russie possède et qui la place dans la même classe que les États-Unis, estime Justin Bronk, analyste au centre d’études britannique Rusi. Sinon, ce n’est qu’une autre puissance moyenne arriérée et corrompue. »
Si les propos de Justin Bronk font partie des analyses couramment exprimées dans les chancelleries occidentales, il demeure l’effort soutenu consenti par Moscou pour moderniser ses forces stratégiques. Sous-marins nucléaires, planeurs hypersoniques, nouveaux missiles : depuis dix ans, tous ces programmes avancent.
Officiellement, tous ont le même objectif : poursuivre, voire emporter le bras de fer engagé depuis le début des années 2000 avec les États-Unis. Mais il s’agit surtout pour la Russie de s’adapter à la nouvelle donne stratégique mondiale marquée par l’émergence de la Chine comme grande puissance militaire. Avec plus de 4 000 kilomètres de frontière commune, Moscou veut se protéger des appétits nouveaux de Pékin.
Dans les années à venir, le ministère russe de la défense pourrait ainsi publier une vidéo montrant la « torpille de l’Apocalypse » explorant cette fois non pas le port de New York et les côtes américaines mais le littoral chinois…