ZEAN en Amérique Latine : un modèle pour le Moyen-Orient ?

Selon l’Organisation des Nations Unies, une zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) bannit ainsi l’utilisation ou le déploiement d’armes nucléaires dans une région délimitée par la signature d’un Traité. Celui-ci possède en annexe des protocoles devant être signés et ratifiés par les cinq puissances nucléaires officielles. Ces protocoles stipulent que ces pays reconnaissent et respectent le statut des ZEAN. Il existe aujourd’hui six zones exemptes d’armes nucléaires. L’une des plus importantes, en Amérique latine et dans les Caraïbes, est consacrée par le Traité de Tlatelolco depuis 1967.

L'OPANAL est l'agence intergouvernementale qui administre la ZEAN en Amérique latine.
L’OPANAL est l’agence intergouvernementale qui administre la ZEAN en Amérique latine.

Le refus de l’Amérique latine d’être le théâtre d’un conflit nucléaire

Historiquement, l’Amérique latine a joué un rôle proactif en matière de non-prolifération et de désarmement nucléaire. Dès 1958, le Costa Rica propose, devant l’Organisation des États américains (OEA), un contrôle des armes nucléaires en Amérique latine. En avril 1963, les présidents de la Bolivie, du Brésil, du Chili, de l’Equateur et du Mexique signaient un texte dans lequel ils se déclaraient disposés à renoncer aux armes nucléaires. La volonté de créer une zone dénucléarisée s’explique par le contexte géopolitique de l’époque. Au cours de la Guerre Froide, la course aux armements nucléaires faisait rage entre les États-Unis et l’URSS. Surtout, la crise des missiles cubains de 1962 aurait pu transformer l’Amérique latine en le théâtre d’un conflit nucléaire.

Afin de se prémunir de ce risque à l’avenir, les gouvernements d’Amérique latine ont souhaité entamer un processus de dénucléarisation. Il visait à ralentir la prolifération nucléaire. L’objectif était aussi de renforcer la sécurité et la souveraineté des pays de la région, ainsi que sa prospérité socio-économique. Un potentiel traité de désarmement devait ainsi permettre le développement économique et social de l’Amérique latine, en empêchant que les ressources économiques ne soient détournées au profit de la course aux armes nucléaires. À la fin de 1964, une commission préparatoire pour la dénucléarisation de l’Amérique latine (COPREDAL) voit le jour.

Le Traité de Tlatelolco : une première en zone habitée

Le 14 février 1967, le Traité de Tlatelolco crée une zone exempte d’armes nucléaires en Amérique latine et dans les Caraïbes. Il est entré en vigueur le 25 avril 1969. Tous les pays de la région (33) ont ratifié le Traité, dont Cuba en 2002. A travers ce Traité, les États parties s’engagent à “interdire et à empêcher sur leurs territoires respectifs : a) l’essai, l’emploi, la fabrication, la production ou l’acquisition, par quelque moyen que ce soit, de toute arme nucléaire, pour leur propre compte, directement ou indirectement, pour le compte de tiers ou de toute autre manière; et b) la réception, l’entreposage, l’installation, la mise en place ou la possession, sous quelque forme que ce soit, de toute arme nucléaire, directement ou indirectement, pour leur propre compte, par l’intermédiaire de tiers ou de toute autre manière”.

Le Traité a un caractère permanent et reste en vigueur indéfiniment. Un premier protocole additionnel lie le Traité aux États lointains ayant des territoires dans la région. Les États-Unis, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Unis l’ont ratifié. Un second demande aux cinq puissances nucléaires reconnues par le Traité de non-prolifération des armes nucléaires de s’abstenir de mettre en péril le statut de zone exempte d’armes nucléaires de la région. Il a été ratifié par la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie.

La conclusion d’accords multilatéraux et bilatéraux avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et avec l’Agence pour l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine (OPANAL) permet la mise en œuvre de mécanismes de vérification entre les États. En cas de non-conformité, l’OPANAL peut faire un rapport à l’ONU et au Conseil de l’OEA, ainsi qu’à l’AIEA. Ces agences décident alors des sanctions à prendre.

Des difficultés de mise en œuvre

Aujourd’hui, tous les pays d’Amérique Latine, y compris les puissances étrangères à la région, ont rejoint le Traité de Tlatelolco. Tous les États, à l’exception du Bélize, de Cuba, de la Guyane française et de quelques nations insulaires, ont signé le traité entre 1967 et 1976. Sa ratification et sa mise en œuvre furent cependant plus longues. Ni l’Argentine ni le Brésil n’ont ratifié le Traité avant 1994. Les deux États ont longtemps cherché à préserver le droit de mener des “explosions nucléaires pacifiques”. Ils considéraient en outre le régime de non-prolifération international discriminatoire, via le Traité de non-prolifération (TNP) qui entérine une situation asymétrique vis-à-vis de l’arme nucléaire. Ils n’avaient pas non plus ratifié le Traité de Tlatelolco.

Brasilia refusait aussi que le traité entre en vigueur avant que tous les États de la région ne l’aient signé. En effet, le Traité de Tlatelolco incluait, à travers son article 28, un mécanisme de renonciation unique à l’arme nucléaire. Celui-ci permettait l’entrée en vigueur du Traité sur le propre territoire des États signataires avant l’atteinte d’un objectif plus régional. Selon l’ancienne colonie portugaise, un “État voyou” aurait pu, avec ce système, mettre en péril l’existence même de la région. Enfin, Cuba, qui n’a ratifié le traité qu’en 2002, subordonnait son appui à la ZEAN à l’inclusion de Porto Rico, du Canal de Panama et des bases militaires américaines de la région au sein du Traité, ainsi que le retour à Cuba de la base militaire de Guantánamo.

L’Argentine et le Brésil, deux États du seuil nucléaire

De plus, les États de la région ne se sont pas toujours opposés à l’arme nucléaire. Dès le début des années 1950, le Brésil et l’Argentine montrent leur curiosité pour l’énergie nucléaire. En Argentine comme au Brésil, la recherche nucléaire est née dans l’après-guerre. Le gouvernement de Perón place l’énergie atomique, facteur de prestige et de leadership, sous le contrôle des forces armées, ce qui permettra son développement constant malgré l’instabilité politique du pays. Parallèlement, l’Argentine adopte un programme visant à l’autosuffisance pour construire ses propres réacteurs et développer le retraitement nucléaire. De son côté, le Brésil prononce son intérêt pour la recherche et l’utilisation de l’énergie nucléaire à quelque fin que ce soit. D’ambitieux programmes de coopération nucléaire avec l’Allemagne de l’Ouest et de recherche balistique sont lancés. Chaque branche de l’armée brésilienne possède alors son propre programme nucléaire.

Entre 1970 et 1985, l’Argentine et le Brésil se lanceront dans une sorte de “mini-Guerre Froide nucléaire”. Au milieu des années 1980, l’Argentine comme le Brésil sont alors considérés comme des États dits “du seuil nucléaire”. Souverains dans le domaine de l’énergie atomique, ils avaient pratiquement acquis la capacité de fabriquer une bombe atomique. Ils maîtrisaient ainsi entièrement le cycle de l’uranium et pouvaient théoriquement enrichir de l’uranium de qualité militaire. Tant le Brésil que l’Argentine ont pourtant renoncé volontairement aux armes nucléaires à la fin des années 1980. La chute des régimes militaires a permis un réexamen général des programmes nucléaires. Brasilia et Buenos Aires ont compris que la course aux armements nucléaires était un jeu où il n’y avait que des perdants, y compris économiquement.

Le renoncement de l’Amérique latine à l’arme nucléaire, une victoire pour le multilatéralisme

En 1991, l’Argentine et le Brésil signent l’accord bilatéral sur l’utilisation exclusivement pacifique de l’énergie nucléaire. Ce texte crée une agence de contrôle binationale, l’agence brésilo-argentine pour la comptabilité et le contrôle des matières nucléaires (ABACC). L’ABACC a pour objectif de permettre des inspections mutuelles. Brasilia et Buenos Aires adhèrent à de multiples mécanismes internationaux de non-prolifération nucléaire. Ils rejoignent tous deux le TNP et le Traité de Tlatelolco, qu’ils décriaient pourtant. Enfin, il faut noter que Brasilia a inscrit dans sa constitution “l’interdiction de posséder une arme nucléaire” (1988). Dans un contexte où le député Eduardo Bolsonaro, le fils du président brésilien, appelle à un retour des armes nucléaires au Brésil, déclarant que l’arme nucléaire garantit la paix et permettrait au pays d’accroître sa puissance militaire et sa légitimité internationale, cet article de la Constitution montre l’attachement profond des brésiliens au régime de non-prolifération nucléaire.

Si le Traité de Tlatelolco présente, comme tout texte international, des faiblesses – il n’interdit pas la dispersion de déchets nucléaires dans la zone et laisse une marge d’ambiguïté sur la notion d’explosions nucléaires pacifiques, il représente un modèle à suivre. C’est d’abord une victoire pour le multilatéralisme. Son cadre multilatéral, en instaurant des mesures de confiance entre les États, a permis la création de la première ZEAN en zone habitée. Il a réduit les risques de prolifération nucléaire en Amérique latine. La probabilité que la région devienne une cible dans un conflit nucléaire impliquant des puissances extérieures a également diminué.

Un précédent pour l’établissement de normes mondiales de non-prolifération

En outre, le Traité a été le catalyseur de la fin du contrôle militaire des programmes nucléaires argentin et brésilien. Il a joué un rôle crucial pour le régime de non-prolifération et de sécurité internationale. Outre l’élaboration de normes régionales, le texte a mis en œuvre une politique juridiquement contraignante s’appliquant à tous. Il inclut Cuba, non-signataire du TNP et seul État à avoir hébergé sur son territoire des armes nucléaires en provenance d’un État doté d’armes nucléaires (EDAN), dans un régime de non-prolifération. Surtout, le Traité s’applique aussi aux cinq EDAN.

De même, le Traité de Tlatelolco a largement contribué à renforcer la sécurité internationale. Il a constitué un précédent avant la signature du TNP. De plus, l’article VI du TNP remonte à un projet de proposition latino-américain qui souhaitait ainsi obliger les pays dotés de l’arme nucléaire à interdire leurs essais, leur fabrication et leur stockage “avec célérité et persévérance” et à œuvrer à “la liquidation de tous leurs stocks existants”. Il a enfin servi de modèle à tous les accords suivants sur la création de ZEAN.

Un modèle à suivre et un rôle proactif

Plusieurs enseignements du Traité de Tlatelolco sont potentiellement transférables à d’autres traités. Premièrement, les éléments d’interdiction générale des armes nucléaires sont communs à tous les traités portant sur la création de ZEAN. C’est également le cas des protocoles additionnels liant le traité aux cinq États dotés d’armes nucléaires reconnus par le TNP. Deuxièmement, le mécanisme d’entrée en vigueur progressif et de dérogations par étapes a rendu possible l’adoption de normes régionales de non-prolifération dans un contexte où certains États se montraient réticents à un tel régime. Une reprise de cette mise en œuvre flexible du traité pourrait ainsi permettre de débloquer certaines situations dans l’impasse. Enfin, la création d’une agence administrative supranationale a permis tant la vérification des mesures de confiance induites par le traité que la coordination des actions au nom des États membres.

Le continent poursuit son rôle proactif en matière de non-prolifération et de désarmement nucléaire. L’Amérique latine domine ainsi la liste des signataires du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). En 2014 déjà, Cuba avait présenté un plan de dix actions concrètes en faveur du désarmement nucléaire. L’île avait appelé tous les EDAN à s’engager, de façon contraignante, à s’abstenir d’utiliser leurs arsenaux. Elle avait plaidé, entre autres, pour l’arrêt immédiat des essais nucléaires et de tous les programmes de modernisation nucléaire. Le Brésil et l’Argentine, soutenant l’initiative cubaine, avaient milité pour la suppression totale des armes de destruction massive.

Le long serpent de mer d’une ZEAN au Moyen-Orient

S’il existe aujourd’hui six zones exemptes d’armes nucléaires – Antarctique, Amérique latine et Caraïbes, Pacifique Sud, Asie du Sud-Est, Asie centrale et Afrique – et deux États dénucléarisés – la Nouvelle-Zélande et la Mongolie –, plusieurs autres propositions d’accords ont émergé dès l’époque de la Guerre Froide. Cependant, aucune proposition, concernant le Moyen-Orient, la péninsule coréenne ou encore l’Europe, n’a jamais abouti à la mise en œuvre de négociations pour l’établissement d’une ZEAN. Au Moyen-Orient particulièrement, c’est un long serpent de mer. Le principe d’une ZEAN dans la région, n’empêchant pas le développement d’installations nucléaires à des fins pacifiques, a été approuvé dès 1974 par l’Assemblée Générale des Nations Unies.

En 1995, lors de la Conférence de prolongation illimitée du TNP, le soutien des pays arabes à ce projet a été conditionné à la mise en place d’un processus de discussion pour créer une telle zone. 17 ans plus tard, lors de la conférence de révision du TNP en 2010, le Document final indique d’une conférence réunissant tous les États de la région serait convoquée en 2012 pour la création d’une “zone exempte d’armes nucléaires et de toutes autres armes de destruction massive”. Malgré une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2012, les négociations pour une dénucléarisation complète de la zone sont longtemps restées au point mort à cause de l’instabilité de la région.

Des discussions, mais peu d’avancées

La conférence sur la création au Moyen-Orient d’une ZEAN et d’autres armes de destruction massive s’est tenue en novembre 2019. Si, selon la presse, les États se sont engagés, dans une déclaration politique, à poursuivre “de manière ouverture et inclusive” l’élaboration d’un traité sur une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient “sur la base d’arrangements librement conclus par consensus par les États de la région”, il n’y a eu aucun avancement majeur sur le dossier. Le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a pourtant rappelé que des ZEAN offrent aux États un moyen “de prendre l’initiative et de travailler ensemble” pour faire progresser leur propre sécurité régionale commune.

Si la convocation d’une quatrième Conférence des zones exemptes d’armes nucléaires et de la Mongolie au siège des Nations Unies en avril 2020 a peu de chances d’aboutir à la signature d’une ZEAN au Moyen-Orient, la reprise des négociations représente un pas dans la bonne direction pour une région qui “demeure une source de sérieuse préoccupation pour le monde entier”, selon Guterres. Comme l’a souligné le Président de l’Assemblée générale de l’ONU Tijjani Muhammad-Bande, “la menace de guerre nucléaire existe toujours”. Selon ses mots, seul un monde sans armes nucléaires permettrait la sauvegarde garantie de la civilisation humaine. La tenue des deux conférences susmentionnées donne ainsi l’espoir d’avancées en matière de désarmement nucléaire dans un futur proche.

Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN

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Solène VIZIER

Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.
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Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.

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