Sorti en France le 19 juillet 2023, Oppenheimer est un biopic historique adapté de l’ouvrage American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer de Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005).
L’histoire se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. Des scientifiques alertent le gouvernement américain sur le risque que l’Allemagne nazie se dote d’une arme ultime grâce à la fission de l’atome accomplie par des physiciens allemands. Les États-Unis décident donc de lancer le projet Manhattan et nomment en 1943 un jeune et brillant physicien, Robert Oppenheimer, directeur scientifique de cette course à l’arme nucléaire, menée dans le plus grand secret à Los Alamos au Nouveau-Mexique.
Une fois l’Allemagne nazie vaincue, les États-Unis et leurs alliés consacrent tous leurs efforts à la défaite du Japon. Le premier essai d’une arme atomique nommé Trinity étant concluant, la décision de larguer des bombes sur l’archipel japonais est prise. À la suite des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, qui causent des dizaines de milliers de morts, Oppenheimer commence à nourrir des doutes sur la légitimité de l’arme nucléaire. Il rejette l’argument officiel selon lequel les bombardements du Japon ont épargné des milliers de vies de soldats américains et milite pour le contrôle international des armes atomiques. Craignant une contagion parmi les scientifiques et une remise en cause de la nouvelle politique américaine qui investit dans l’arme nucléaire comme outil de puissance, et dans le contexte du début de la guerre froide et du Maccarthysme, de hauts fonctionnaires accusent Oppenheimer de sympathies communistes et le privent de son habilitation au secret-défense. Le film se concentre sur le procès monté contre Oppenheimer et sa défense, impuissante face à l’establishment.
Un rappel historique utile
Avec son film, Christopher Nolan replonge le spectateur dans le contexte historique de l’entrée du monde dans l’ère atomique, mais nous laisse en tirer des conclusions différentes. Il n’insiste pas sur le fait, désormais documenté par les historiens, selon lequel ce n’est pas la bombe atomique qui a permis la capitulation du Japon et la fin du conflit mondial, mais l’entrée en guerre de l’Union soviétique et son invasion de la Mandchourie.
C’est ce mythe qui est à l’origine de la conviction affichée par les puissances nucléaires
selon laquelle la dissuasion nucléaire empêche la guerre. Cependant, on peut également
tirer du film l’idée que la bombe nucléaire est une arme puissante qui garantit la sécurité de
ses possesseurs. La complexité du personnage d’Oppenheimer nous pousse aussi à réfléchir. Au
début du processus, il se sent enclin à la création de l’arme atomique, encouragé par son
amitié avec Einstein et l’espoir de mettre fin à l’extermination des juifs par les nazis.
À mesure qu’il se rend compte de la monstruosité qu’il a créée, il est rongé par le remords, exprimant même son sentiment d’avoir du sang sur les mains. C’est pourquoi, après la guerre, il se lance dans un combat acharné contre les armes nucléaires, surtout contre la décision gouvernementale de développer la bombe à hydrogène ou thermonucléaire, infiniment plus dévastatrice que la bombe atomique. Lors de nombreux rapports, interviews et conférences, il expose les dangers de catastrophe nucléaire mondiale.
Le procès, par ailleurs, représentant au moins un tiers du film, met en lumière les noirs desseins de l’establishment. Bien que conscients des dégâts humains ou environnementaux générés par l’arme atomique, les hauts fonctionnaires influents n’hésitent pas à se servir de preuves douteuses pour parvenir à leurs fins, telles que les accusations portant sur la vie privée d’Oppenheimer et les tentatives de discréditer ses interventions militantes voire les soupçons d’espionnage au profit de l’Union soviétique.
Marginalisé par le complexe militaro-industriel, Oppenheimer perd son rang de leader de son champ d’expertise, ses travaux sont mis au profit de réalisations qu’il conteste et il perd tout contrôle sur sa création. Il regrette avoir cédé avec les autres scientifiques à l’argument fallacieux de sauver des vies en ignorant que l’arme atomique mettrait en danger davantage de vies dans les générations futures. En effet, aujourd’hui neuf pays détiennent encore quelque 12 500 armes nucléaires (dont environ 90 % appartenant aux Etats-Unis et à la Russie). Plus que suffisant pour décimer plusieurs fois la population mondiale !
Une occasion de relancer le débat sur la dissuasion nucléaire
Le film est sorti en salle dans un contexte mondial tendu, quelques jours précédant le 78ème anniversaire des tragédies de Hiroshima et Nagasaki. La guerre en Ukraine a notamment donné lieu à des menaces explicites de la Russie de recourir aux armes nucléaires. La Corée du Nord continue de tester des missiles pour faire pression sur les pays de la région et les États-Unis. À travers le dilemme moral du « père de la bombe atomique », le débat autour de l’arme nucléaire et du concept même de dissuasion s’impose. De manière subtile, mais peut-être un peu cryptique, le film renvoie aux interrogations initiales des scientifiques sur les risques planétaires de la bombe et s’achève par une image de cataclysme mondial. Un façon de poser la question de savoir si l’arme nucléaire garantit réellement la sécurité internationale ou au contraire la met en péril.
On peut reprocher au film ses choix esthétiques qui aboutissent à susciter une fascination voire une admiration pour l’explosion atomique, tout particulièrement lors de l’essai Trinity quand la lumière aveuglante est conjuguée au silence assourdissant jusqu’à ce que le son puissant parvienne aux observateurs, suivi du tonnerre d’applaudissements portant Oppenheimer aux nues.
Un autre aspect du film est contestable : même si le réalisateur a entendu rester fidèle à la biographie qui a inspiré son œuvre, ce n’est que de manière presque furtive qu’il évoque, lors du face-à-face entre Oppenheimer et le président Truman, les conséquences humanitaires catastrophiques des essais nucléaires, en l’occurrence sur les tribus d’Amérindiens de la région, auxquels le scientifique demande la restitution du site d’essais. Comme on le sait aujourd’hui, la contamination radioactive a atteint de larges zones aux Etats-Unis, mais les dirigeants de l’époque en ont sous-estimé les effets sur les populations indigènes. Il faudra attendre 1963 pour que le président Kennedy interdise les essais dans l’atmosphère, après que des centaines eurent été effectués. Non seulement le film occulte ces données, dont le rappel aurait pu paraître à certains politiquement incorrect, mais il ignore que les puissances nucléaires ont en tout procédé à plus de 2 000 essais, souvent dans des territoires extérieurs sans se préoccuper des effets sur les populations indigènes (comme dans des îles du Pacifique de la part des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou de la France).
Les avis sur le film de Christopher Nolan sont partagés. Mais il soulève des questions relatives aux enjeux mondiaux qui appellent une réflexion approfondie de la part de tous, dirigeants et société, car c’est de notre avenir commun qu’il s’agit.
Article co-écrit avec Mirella Le Mehauté, stagiaire chez IDN France
Pour en savoir plus :
- Bulletin of Atomic Scientists, « After the fallout: Oppenheimer’s Trinity test has US civilians seeking compensation today », YouTube, août 2023 (11’53)
- Charles Ferguson, « What ‘Oppenheimer’ can teach today’s scientists », Bulletin of Atomic Scientists, 12 août 2023
- Daryl Kimball, « ‘Oppenheimer’, the bomb, and arms control, then and now », Bulletin of Atomic Scientists, 29 juillet 2023
- Dominique Moïsi, « On ne peut pas désinventer l’arme atomique », Ouest-France, 26 juillet 2023
- Ward H. Wilson, « Opinion: Oppenheimer’ only makes it harder to control nuclear weapons », Los Angeles Times, 3 août 2023