Dans un précédent rapport d’IDN, Solène Vizier exprimait ses craintes sur l’avènement de l’ère du numérique : « La fiabilité et l’intégrité des systèmes d’armes nucléaires dans toutes leurs actions sont aujourd’hui interrogées. Leur piratage, qui semblait hier impossible, est aujourd’hui devenu un risque réel. La menace est d’autant plus grande que les armes nucléaires ont été créées à une époque où l’informatique en était à ses balbutiements et que le risque cybernétique n’a pas été pris en compte dans l’architecture des systèmes et stratégies nucléaires actuelles ». Les dirigeants sont conscients de l’existence et de l’importance du cyberespace dans le contexte politique contemporain, en mettant particulièrement l’accent sur les enjeux sécuritaires. Au-delà d’être simplement un concept, le cyberespace occupe désormais une place prépondérante dans les diverses questions internationales, et il constitue le fondement même des nouvelles stratégies étatiques. Ces nouvelles technologies portent tout de même en elles des interrogations profondes sur la stratégie à soutenir par les pays dits dotés de l’arme nucléaire. Dans le même temps l’utilisation des armes cybernétiques est désormais considérée comme une expansion du pouvoir de l’État.
Dans ce rapport il sera avant tout question de mettre en relief le cas de la Russie, car elle offre un exemple concret en révélant ouvertement l’importance qu’elle accorde à la sphère cyber dans le cadre de ses ambitions d’influence. En Russie, dès la fin des années 1990, l’utilisation de l’informatique et du numérique s’est révélée être d’une grande importance stratégique, ce qui a suscité une préoccupation croissante concernant les questions de sécurité, à la fois dans le domaine informatique et informationnel. L’interconnexion croissante des infrastructures Internet entre différents pays est rapidement devenue une réalité complexe pour les autorités russes, présentant à la fois de nouveaux risques et de nouvelles possibilités dans le domaine du cyberespace. La pertinence des technologies informatiques et informationnelles dans ce contexte a entraîné la formulation de nouvelles orientations stratégiques sur un temps plus ou moins long, dans le but absolu de promouvoir et de préserver expressément la souveraineté numérique du pays. En fin de compte, cette étude vise à explorer la façon dont la Russie a intégré le cyberespace au cœur de sa stratégie globale, en l’utilisant de manière extensive pour atteindre ses objectifs de puissance à l’échelle mondiale, en particulier par le biais de l’information. Fondamentalement, l’objectif est de mettre en lumière comment la Russie exploite le cyberespace pour servir cette stratégie, allant au- delà des méthodes conventionnelles qu’elle employait depuis longtemps.
La Russie intègre donc une stratégie face aux enjeux politiques et militaires, jusques et y compris au sein de ce qu’elle appelle son « étranger proche », ce qui correspond aux anciennes républiques soviétiques. Le pouvoir d’influence russe s’organise donc autour de plusieurs couches. Prenons plusieurs exemples en commençant par celui-ci : les services proposés par le RuNet (Internet russe), largement adoptés au sein des nations de l’ex-Union soviétique, confèrent à la Russie une influence significative. Ce réseau représente un outil d’influence puissant, permettant aux autorités russes non seulement d’accéder aux données des utilisateurs de ces pays, mais aussi de renforcer leur emprise sur cette vaste région géographique. La langue russe et la valorisation de l’héritage post-impérial, notamment la commémoration de la Grande Guerre patriotique, jouent un rôle géopolitique central pour Moscou. Plus précisément, en 2017, dans la totalité des pays de l’ex- URSS (à l’exception notable de la Lituanie), le réseau social le plus populaire était d’origine russe. De plus, Yandex, le moteur de recherche russe, figurait parmi les dix sites les plus visités dans la plupart des pays de l’espace post-soviétique. Cependant, la manière dont chaque nation interagit avec le RuNet varie en fonction de sa relation singulière avec la Russie, ainsi que de son héritage partagé lié à l’ère impériale. Par exemple, dans la région d’Asie centrale, où la question de la russophonie suscite moins de tensions par rapport à d’autres zones comme l’Ukraine ou les pays baltes, les plateformes numériques russes jouissent d’une popularité incontestée. Ces nations n’ont jamais véritablement envisagé l’indépendance numérique par rapport à la Russie comme un enjeu politique de premier plan. Cette dynamique revêt une importance particulière dans les pays baltes, en particulier en Estonie, où le secteur numérique et les technologies de pointe incarnent des éléments fondamentaux de leur identité et de leur alignement avec l’Occident. Il est compréhensible que les plateformes numériques russes puissent provoquer des frictions, d’autant plus que Moscou possède d’importants moyens pour réellement les exploiter à son avantage dans les divers conflits qui secouent l’espace post-soviétique. En effet, le système national russe de surveillance numérique, le SORM, a été autorisé à accéder aux données des réseaux sociaux grâce à un décret signé par Dmitri Medvedev en avril 2014. La décision du gouvernement ukrainien d’interdire l’accès à quatre plateformes d’intermédiation russe, sur son territoire, en mai 2017, repose sur des préoccupations liées à la sécurité nationale. L’utilisation de ces plateformes pouvait involontairement fournir des informations cruciales aux services russes, notamment pour les soldats engagés dans le conflit avec les séparatistes dans la région du Donbass. Cette situation illustre comment les limites géographiques et les divisions politiques se traduisent également dans le monde virtuel du cyberespace.
L’ossature du cyberespace repose sur l’élaboration des couches basses, matérielle et logicielle. La Russie n’est pas en reste en ce qui concerne les câbles sous-marins ou bien les datacenters. L’histoire prend son départ en 2005 avec l’inauguration d’une infrastructure de communication d’envergure en Russie. Ce projet d’importance, baptisé TEA (Trans-Europe Asie), se matérialise sous la forme d’un câble à fibre optique qui établit une liaison entre l’Europe et l’Asie en empruntant le tracé emblématique du Transsibérien. Cette connexion représente la véritable « épine dorsale » du réseau physique qui sous-tend l’espace numérique russophone. De plus, la Russie joue un rôle central dans le transit des données à travers l’espace post-soviétique, une dépendance cruciale pour plusieurs anciennes républiques soviétiques cherchant à se connecter au reste du monde. Parmi ces nations, le Kazakhstan et le Kirghizistan se trouvent particulièrement tributaires du réseau russe. La situation géographique du Kirghizistan, niché entre la steppe et les montagnes du Tian Shan, l’a contrainte à s’appuyer sur son voisin kazakh pour assurer sa connectivité mondiale. En effet, afin de garantir un accès à Internet, cet État doit s’interconnecter au réseau mondial par le biais du Kazakhstan. La situation se distingue notablement dans la portion européenne de l’espace post-soviétique. Les nations baltes, désireuses d’assurer leur connectivité et leur indépendance vis-à- vis de la Russie, comptent en grande partie sur les réseaux suédois et allemands, qui sont établis grâce à des câbles sous-marins déployés dans la mer Baltique. En plus de la répartition géographique des câbles qui composent l’infrastructure du cyberespace, il convient de souligner l’importance géopolitique significative de la localisation des centres de stockage de données. Les datacenters représentent des éléments cruciaux, tout comme les réseaux de dorsales. Tandis que les câbles assurent la circulation des données, les datacenters sont les emplacements physiques où ces informations sont conservées. La Russie a adopté une approche visant à exercer un contrôle souverain sur les données de ses résidents, tout en favorisant le développement d’une infrastructure nationale, englobant à la fois le stockage et l’hébergement des données. Au centre de l’écosystème numérique russe trône un édifice connu sous le nom de M9, qui constitue l’épicentre du cyberespace russophone. Pratiquement toutes les connexions émanant de la Russie et de l’Asie centrale passent par cet édifice hautement sécurisé. Par conséquent, il revêt une importance stratégique de premier plan, car il offre la capacité à un service de renseignement de collecter et de déchiffrer d’importants volumes de données.
La prééminence de la Russie au sein du réseau post-soviétique ne se limite pas à la pertinence des infrastructures de câbles sous-marins et des datacenters. En effet, afin que les informations puissent circuler efficacement à travers les câbles, elles doivent premièrement être dirigées de manière adéquate, c’est-à-dire expédiées par l’émetteur approprié vers le destinataire correct. Ce processus de gestion des flux de données, connu sous le nom de routage, repose sur la manière dont les fournisseurs d’accès à Internet orchestrent les paquets de données générés par leurs utilisateurs respectifs. Ces interactions sont soumises à des accords de peering entre ces fournisseurs d’accès, ce qui facilite le cheminement des données des utilisateurs à travers des points de convergence Internet (IXP), où les serveurs des fournisseurs sont interconnectés. En l’absence des IXP, il serait tout simplement impossible, par exemple, pour les utilisateurs d’un fournisseur d’accès d’échanger des informations avec ceux d’un autre fournisseur. Toutefois, il est important de noter qu’aucun fournisseur d’accès n’a conclu d’accords de peering avec la totalité des autres fournisseurs présents dans le monde, car cela impliquerait la nécessité d’établir une connexion physique entre eux. Au sein des réseaux, il existe également des sous-réseaux connus sous le nom de systèmes autonomes.
En d’autres termes, les systèmes autonomes désignent les fournisseurs d’accès à Internet ou d’autres entités qui possèdent un réseau informatique suffisamment avancé pour gérer leur propre acheminement de données et leur gestion interne. Cependant, il est essentiel de noter que tous ces systèmes autonomes ne sont pas interconnectés les uns aux autres en raison de diverses contraintes, notamment des considérations politiques, économiques ou géographiques. Ainsi, lorsque des données sont envoyées depuis un terminal à Paris qui est connecté au réseau de l’opérateur SFR en direction d’un terminal à Moscou relié au réseau de MTS, elles doivent suivre un itinéraire qui les fait transiter par les serveurs de plusieurs fournisseurs d’accès intermédiaires. La Russie se démarque en tant qu’acteur pionnier dans la manipulation de l’architecture d’Internet à des fins stratégiques et géopolitiques, en particulier lorsqu’il s’agit d’exercer un contrôle sur des territoires au-delà de ses frontières. Un exemple significatif de cette approche remonte à l’annexion de la Crimée en 2014, lorsque les réseaux autonomes ukrainiens qui étaient liés à la péninsule criméenne ont été isolés par les autorités russes. Par la suite, ces réseaux ont été réacheminés via le pont de Kerch. À l’heure actuelle, la quasi-totalité des connexions entre la Crimée et le reste du monde passe exclusivement par un système autonome russe nommé Miranda.
Cette stratégie reflète une véritable prise en main cybernétique du territoire, créant ainsi une ligne de front numérique qui s’étend à travers les différentes couches logiques du cyberespace. Cependant, certaines nations ont opté pour une démarche de déconnexion vis-à-vis de l’influence russe dans le but de préserver leur indépendance numérique. Un exemple frappant est celui de la Géorgie, qui, avant le conflit en Ossétie du Sud, était principalement connectée au reste du monde par le biais d’un câble sous-marin dépendant du port géorgien de Poti à la ville russe de Sotchi. En novembre 2008, un nouveau câble a fibre optique a été activé, dépendant du port géorgien de Poti à la ville bulgare de Balchik. Dans le contexte géorgien, cette configuration spécifique du réseau encourage les entreprises à choisir l’Europe plutôt que la Russie pour héberger leurs données. Cette décision a des implications significatives sur la dynamique de pouvoir que Moscou exerce, via le cyberespace, dans sa sphère d’influence proche.
L’idée sous-jacente est que toute action menée dans les couches inférieures du cyberespace, qu’elles soient physiques ou logiques, aura un impact direct sur la couche supérieure, c’est-à-dire la couche sémantique. Dans le contexte de la guerre numérique, cet impact peut être interprété comme ayant une dimension essentiellement psychologique, évoquant davantage une forme de terreur que la confrontation traditionnelle basée sur la force physique. Il consiste à surprendre l’adversaire de manière à le plonger dans une paralysie prolongée, lui retirant ainsi toute possibilité de réagir efficacement. Contrairement à une guerre classique où les parties en conflit utilisent leur puissance physique pour contraindre l’autre à se soumettre à leurs volontés, dans le domaine de la guerre numérique, l’objectif prédominant est de triompher en rendant l’adversaire incapable de résister. Un exemple concret de cette prise de conscience a été la situation en Géorgie en 2008, qui a agi comme un déclenchement en poussant les Etats à reconnaître l’impact potentiel des opérations cybernétiques sur la gestion des conflits. À l’ère de la société de l’information, la manipulation de la couche cognitive a ravivé la diffusion de désinformation et de rumeurs, favorisant le retour de formes de propagande. Les cyberattaques ont provoqué une paralysie complète des canaux de communication entre le gouvernement géorgien, sa population et les médias étrangers. Cette paralysie a sérieusement entravé les efforts de la Géorgie pour obtenir un soutien international. En conséquence, la perte totale de contrôle sur la diffusion de l’information, combinée aux revers tactiques et opérationnels, conduit inexorablement à une défaite stratégique pour le pays. D’un point de vue tactique et opérationnel, cette suprématie s’est manifestée par des attaques ciblées visant à virtuellement neutraliser certaines zones, dans le but de couper leurs capacités d’information avant et pendant les opérations menées par les forces blindées et les avions de combat. Cette confrontation avec la Géorgie revêt une double importance stratégique pour la Russie. Tout d’abord, elle soulève la question cruciale des aspects moraux au sein de l’armée, du gouvernement et de la population. Napoléon avait déjà perçu l’importance capitale du facteur moral dans l’appréciation de la victoire, démontrant que celui qui refusait de se considérer comme vaincu était une forme de victoire. Cette observation préfigurait ainsi l’émergence de la guerre de l’information et de la bataille pour influencer les opinions publiques.
Le domaine numérique a acquis une importance significative dans la stratégie de puissance et de sécurité nationale, touchant divers aspects tels que la diplomatie, la sphère politico-culturelle et même le secteur militaire. Cette stratégie s’exprime par la diffusion systématique d’un mode de communication destiné à l’étranger, présentant exclusivement le point de vue officiel du Kremlin à travers divers médias en ligne. La Russie semble particulièrement axée sur la dimension cognitive du cyberespace, en mettant l’accent sur son armée pour mener une guerre de l’information contre toutes les entités jugées hostiles, conformément à la vision russe. Cela inclut des activités liées au renseignement, des opérations à des fins psychologiques et s’inscrit également dans le contexte de la guerre électronique.
Encore une fois, le cyberespace, en tant que vecteur d’information, émerge comme un terrain majeur de confrontation.
Article de Léo Rebouillat, stagiaire chez IDN France