Les menaces russes de recours aux armes nucléaires en cas d’interférence de l’OTAN dans la guerre en Ukraine, mais surtout la combinaison des ambiguïtés de la doctrine russe, de l’existence d’armes nucléaires dites « tactiques » et des possibilités d’emploi délégué, accidentel ou non autorisé contribuent à une sérieuse aggravation du risque nucléaire. Raison de plus pour conclure que les armes nucléaires, loin d’assurer la sécurité internationale, servent de bouclier aux pays agresseurs persuadés de leur impunité.
par Marc Finaud[1] et Marie-Pia Norlain[2]
La traditionnelle « grammaire » de la dissuasion nucléaire en vigueur pendant et après la guerre froide, consistant à conserver aux menaces d’emploi des armes nucléaires un caractère à la fois implicite et défensif appuyé par des démonstrations de capacités, a subi avec l’invasion de l’Ukraine un dangereux renversement. Ces menaces ont pris plusieurs formes :
Après plusieurs moutures et révisions, la doctrine russe d’emploi des armes nucléaires avait été précisée le 2 juin 2020. Pour certains experts, cette doctrine consacre l’élargissement des conditions pouvant provoquer l’usage du feu nucléaire par la Russie et un glissement vers l’emploi en premier. Elle prévoit quatre hypothèses dans lesquelles Moscou se réserve le droit d’y recourir :
C’est surtout la dernière condition qui suscite l’inquiétude compte tenu de l’absence de définition ou de la nature subjective du concept de menace existentielle qui la sous-tend. S’agit-il de la menace de destruction totale du pays (mais on voit mal comment celle-ci pourrait ne résulter que de l’emploi d’armes conventionnelles) ou d’une menace contre la survie du régime actuel (par exemple du fait d’un coup d’État) (voir l’analyse d’IDN en 2020) ?
Aujourd’hui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, aucune des quatre hypothèses ne semble exister qui justifierait l’emploi intentionnel d’armes nucléaires par la Russie contre l’Ukraine ou, a fortiori, contre l’OTAN. Dans leurs propos menaçants, Poutine et Lavrov se sont référés aux « déclarations belliqueuses » de dirigeants occidentaux ou à l’assistance militaire accordé par les pays occidentaux à l’Ukraine. Ces motifs n’entrent donc dans aucune des quatre conditions.
D’autres allégations de la Russie pourraient toutefois se révéler plus dangereuses. Elles concernent les accusations selon lesquelles l’Ukraine tenterait de se doter d’armes nucléaires ou possèderait déjà des armes chimiques et biologiques, donc des armes de destruction massive, qu’elle pourrait employer contre la Russie.
Dès son discours du 24 février justifiant l’invasion de l’Ukraine, Poutine a accusé les dirigeants ukrainiens : « ils revendiquent également la possession d’armes nucléaires ». Il s’agit en fait d’une interprétation abusive de propos maladroits tenus en avril 2021 par l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne pour appuyer la demande de Kiev d’adhésion à l’OTAN : « soit nous faisons partie d’une alliance comme l’Otan, (…) soit nous n’avons qu’une option : celle de nous armer et, peut-être, envisager le nucléaire. »
Autre prétexte invoqué par la Russie pour invoquer un « chantage nucléaire » ukrainien, la demande, le 21 février 2022, au lendemain de la reconnaissance par Moscou des républiques ukrainiennes séparatistes, du président ukrainien Volodymyr Zelensky de consultations du Conseil de sécurité de l’ONU dans le cadre du Mémorandum de Budapest de 1994 : dans cet accord, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni s’étaient engagés à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de sa dénucléarisation, c’est-à-dire du transfert vers la Russie des armes nucléaires héritées de l’URSS (et qui étaient restées sous le contrôle des Russes). Le 1er mars, dans son discours par vidéo à la Conférence du désarmement de Genève, Sergueï Lavrov a sans ambages accusé l’Ukraine de vouloir se doter d’armes nucléaires en affirmant : « L’Ukraine a toujours des technologies soviétiques et les moyens de mettre au point de telles armes. » Or, État partie au Traité de Non-Prolifération (TNP), l’Ukraine fait régulièrement l’objet d’inspections de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) qui n’a jamais soulevé le moindre soupçon quant à sa capacité ou sa volonté de détourner des activités nucléaires civiles à des fins d’armement.
Quant aux armes chimiques que possèderait l’Ukraine, le 16 mars, le ministère russe de la Défense a prétendu avoir saisi des documents militaires ukrainiens prouvant l’existence de dépôts de produits toxiques destinés à une attaque chimique qui serait imputée à la Russie. Il est vrai que, le 21 mars, s’est produit un incident au cours duquel un bombardement, attribué à la Russie, a provoqué une fuite d’ammoniac dans une usine d’engrais à Soumy. En réaction, la Russie a accusé l’Ukraine d’avoir miné l’usine pour provoquer une attaque chimique contre les forces russes. En réalité, ce sont des allégations relatives à l’emploi d’armes chimiques par la Russie à Marioupol qui ont alerté l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et l’ont amenée à réagir le 11 avril. L’Ukraine est aussi État partie à la Convention d’interdiction des armes chimiques de 1993 et a été régulièrement inspectée par l’OIAC qui n’y a jamais rien décelé de suspect. En revanche, la Russie, bien qu’ayant officiellement achevé en 2017 la destruction de ses stocks, reste soupçonnée d’avoir conservé ou d’avoir la capacité de produire rapidement des neurotoxiques (« novitchoks ») qu’elle aurait utilisés pour des assassinats ciblés d’opposants en Grande-Bretagne. Le 11 mai, la Russie a de nouveau accusé les Ukrainiens d’avoir détruit un réservoir de nitrate d’ammonium pour en rendre responsable les forces russes.
Enfin, pour ce qui est des armes biologiques, également prohibées par la Convention d’interdiction de 1972 à laquelle la Russie et l’Ukraine sont parties, la Russie a affirmé à plusieurs reprises que le Département américain de la Défense finançait sur le sol ukrainien des laboratoires de production d’agents pathogènes destinés à la guerre bactériologique. L’armée russe aurait saisi des documents prouvant que ces laboratoires avaient reçu l’ordre de détruire des échantillons de peste, de choléra, d’anthrax et d’autres agents pathogènes dès le début de l’offensive russe. Lorsque la Russie a porté ces accusations au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU le 11 mars, outre les démentis formels de l’Ukraine et des États-Unis, le Conseil a entendu Izumi Nakamitsu, la Haute-Représentante du Secrétaire général pour les affaires de désarmement, déclarer : « L’ONU n’a connaissance d’aucun programme d’armes biologiques [en Ukraine]. »
Il est vrai que, lors de la dissolution de l’URSS, les États-Unis ont lancé un programme multilatéral de financement d’élimination des armes de destruction massive en Russie et dans plusieurs anciennes républiques soviétiques, dont l’Ukraine, programme non seulement accepté mais aussi co-financé par Moscou jusqu’en 2013 dans le cadre du G8. En Ukraine, ce programme s’est poursuivi sous la forme de soutien à la détection d’agents pathogènes dangereux et à la sûreté et à la sécurité des laboratoires biologiques. Ces installations, loin d’abriter des programmes militaires secrets, sont restés pleinement transparentes et ouvertes à de nombreux observateurs internationaux. Les accusations russes sont donc de la pure désinformation.
Selon la Fédération des Scientifiques américains (FAS), qui maintient les estimations les plus fiables de l’arsenal nucléaire russe, sur un inventaire total de 5 977 armes, apparaissent trois catégories d’armes :
La principale caractéristique des armes dites non stratégiques est que, contrairement à quelque 1 588 armes stratégiques, elles ne sont pas considérées comme déployées. Ceci signifie que les ogives nucléaires sont stockées séparément de leurs vecteurs (missiles ou bombardiers) et qu’un déploiement de ces armes en vue de leur emploi dans une bataille nucléaire prendrait du temps – afin de permettre la vérification d’une alerte ou une négociation avec l’adversaire pour éviter l’escalade – et serait assez facilement détecté par les satellites d’observation. Pour leur part, les quelque 100 bombes à gravitation B-61 américaines entreposées dans des hangars de cinq pays membres de l’OTAN (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie) sont considérées comme déployées car, même si elles ne sont pas déjà fixées sur les avions de combat, cette procédure pourrait intervenir rapidement et discrètement.
S’agissant de la puissance destructrice des armes nucléaires tactiques russes, elle s’échelonne entre quelques kilotonnes et 350 kt (pour mémoire, la bombe d’Hiroshima a dégagé une puissance de 15 kt).
Lorsque Poutine a ordonné la mise en alerte des forces russes de dissuasion le 27 février, l’un des signes qui auraient pu susciter l’inquiétude aurait été le déploiement des armes nucléaires non stratégiques. Apparemment, à ce stade, il n’en a rien été. C’est probablement ce qui a amené les dirigeants américains à annoncer que, de leur côté, aucun changement du niveau d’alerte n’était justifié. Tout au plus la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Paski, a-t-elle souligné qu’« une telle rhétorique provocatrice était dangereuse et aggravait le risque d’erreur de calcul. »
En effet, les principaux risques nucléaires liés aux armes tactiques résultent d’une combinaison de facteurs :
La plupart des réactions gouvernementales ou des milieux de la recherche face à l’agression russe en Ukraine a consisté à affirmer que la dissuasion nucléaire avait fonctionné en protégeant les alliés des puissances nucléaires occidentales et à justifier l’augmentation des budgets militaires, y compris pour la modernisation des forces nucléaires. Le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian a répondu aux menaces nucléaires russes par un avertissement : « L’Alliance atlantique est aussi une alliance nucléaire. » Alors que les dépenses militaires mondiales avaient déjà en 2021 crevé le plafond des 2 000 milliards de dollars, et en dépit de l’analyse des faiblesses militaires démontrées par Moscou, l’invasion russe a incité de nouveaux pays à encore augmenter leurs budgets d’armement et deux pays neutres, la Finlande et la Suède, à se placer sous parapluie nucléaire américain.
En réalité, comme souligné par Jean-Marie Collin, porte-parole d’ICAN, « on constate surtout que posséder une arme nucléaire est le meilleur moyen d’aller faire la guerre. Le fait que la Russie ait l’arme nucléaire dissuade les autres pays d’aider l’Ukraine, car il y a une peur du nucléaire. Le nucléaire est donc un facteur créateur de guerre. » Formulée différemment par un groupe d’experts, la question principale est : « la dissuasion nucléaire, voulue comme une protection, ne se révèle-t-elle pas plutôt une arme incitant celui qui en dispose à mener avec impunité tout type d’exactions, y compris sur des cibles civiles, comme à Marioupol et Boutcha ? »
Pour le philosophe Gaspar Koenig, « il est probable que Poutine, tout à ses fantasmes historiques, se voie comme le justicier de la Grande Russie. Quitte à anéantir la planète entière. Par ailleurs, comment ne pas craindre un ‘cygne noir’ atomique quant deux mille armes nucléaires sont à tout moment prêtes à l’emploi dans le monde, que l’escalade diplomatique et militaire peut rapidement devenir hors de contrôle, et que la responsabilité du déclenchement dépend peu ou prou d’un seul cerveau humain ? »
Autant de raisons pour renforcer la mobilisation en vue de l’élimination de toutes les armes nucléaires qui, loin de garantir la sécurité du monde, la menacent à chaque instant.
[1] Vice-Président d’IDN.
[2] Étudiante en Master à Sorbonne Nouvelle et à l’Institut d’Etudes européennes, stagiaire à IDN.