Durant l’été 2020, les joueurs de la version Playstation 3 de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain étaient parvenus à accomplir l’impossible : après plus de 5 ans d’efforts, ils avaient en effet réussi à se coordonner pour débarrasser leur monde virtuel connecté de toutes armes nucléaires. Cette expérience inédite a su faire appel au propre du jeu vidéo – le choix – pour remettre en cause le dogme de la dissuasion, un aboutissement pour une franchise qui a toujours eu un message pacifiste et antinucléaire explicite. Quelles leçons pour le monde réel ?
Le jeu vidéo, un média propice à la représentation des armes nucléaires.
Le changement de paradigme provoqué par la bombe atomique et le spectre de l’apocalypse nucléaire durant la guerre froide a eu une influence considérable sur la culture populaire et l’imaginaire collectif. Qu’il s’agisse de films, de chansons ou de livres, l’art a su retranscrire, sous diverses formes, la fascination et l’inquiétude qu’elles suscitent.
En tant qu’art et médium né durant la guerre froide, le jeu vidéo n’a bien sûr pas échappé à cette influence. Dès les années 80, des jeux d’arcade prennent place dans un contexte de guerre nucléaire. Des jeux plus récents, comme les jeux de tir à la première personne Call of Duty : Modern Warfare ou Battlefield 3, nous plongent quant à eux, dans des scénarios modernes de troisième guerre mondiale nucléaire ou d’attaques terroristes à la bombe sale. Il y a également ceux qui se déroulent dans un contexte post-apocalyptique, à la suite d’un tel conflit, comme Fallout.
Mais au-delà du décor, c’est le propre du jeu vidéo – le choix et l’interactivité – qui distingue sa représentation des armes nucléaires de celles des autres formes d’art, en permettant au joueur d’utiliser (virtuellement) ce pouvoir de destruction ultime. Ce dernier aurait alors à peser ce qu’il aurait à gagner ou à perdre dans l’univers in-game en appuyant sur le bouton rouge, tout en réfléchissant aux implications morales. Des jeux de stratégie comme Civilization ou des jeux de tir tels Call of Duty : Modern Warfare offrent par exemple la possibilité au joueur d’utiliser des armes nucléaires stratégiques ou tactiques en situation de conflit.
Metal Gear Solid, une franchise antinucléaire assumée
A ce titre, la série Metal Gear Solid représente l’un des exemples les plus aboutis de jeux sur ce thème. Elle combine spectacle, interactivité et choix, tout en portant un message politique singulier dans le paysage vidéoludique. Alors que beaucoup de titres traitent le pouvoir destructeur des armes nucléaires avec légèreté (comme avec le « Nuclear Gandhi » de Civilization), le créateur de la série Metal Gear, Hideo Kojima, cherche précisément à le dénoncer dans chaque opus. Cinéphile, pacifiste convaincu et ayant grandi dans un Japon post-Hiroshima, il s’attache à retranscrire ses influences dans ses œuvres.
Le premier Metal Gear Solid est sorti en 1991 et se déroule durant la Guerre froide. On y incarne l’agent Solid Snake, qui affronte des terroristes ayant mis la main sur des armes nucléaires. Il découvre cependant que la base ennemie abrite une arme nucléaire secrète de l’US Army, le fil rouge de la saga, Metal Gear. Ce tank nucléaire bipède et autonome a été conçu pour combiner les forces de l’artillerie et de l’infanterie. La justification avancée pour la création d’une telle arme était de conserver une avance dans la course aux armements avec l’URSS, au risque de déclencher une guerre mondiale si elle venait à proliférer.
L’évolution de la thématique antinucléaire de MGS 1 à MGS V
Dans un essai de 2016, Jack Goodridge souligne que c’est par ses interactions dans le jeu, plutôt que par les cinématiques, que le joueur prend la mesure du danger que représente le Metal Gear. La suite, Metal Gear 2 : Sons of Liberty élargi le spectre de la menace, en incluant une attaque à impulsion électromagnétique visant à déstabiliser l’économie mondiale. Le troisième épisode est un prologue qui traite du dévoiement de la chaîne de commandement nucléaire dans un contexte de guerre froide. Le quatrième opus aborde quant à lui les questions de prolifération, la détention d’ADM par des groupes non-étatiques, les dangers et les failles liés à l’intelligence artificielle et enfin l’impossibilité pour qui que ce soit (ou quoi que ce soit) de contrôler ces armes.
C’est ainsi que l’on en vient au dernier épisode sorti en 2015, Metal Gear Solid V : The Phantom Pain. Le thème du choix entre la guerre et la paix est omniprésent dans la conclusion de la saga. Kojima a souhaité procurer une expérience plus intimiste que jamais, en donnant une grande liberté au joueur, tout en lui faisant assumer les conséquences morales et matérielles de ses décisions. Fidèle à son habitude d’utiliser toutes les capacités offertes par les consoles pour rendre l’expérience aussi immersive que possible, il s’est servi du mode en ligne de MGS V pour lancer une expérience sociale mondiale sans précédent.
Metal Gear Solid V Online : l’expérience sociale sans précédent de Kojima
Dans le mode en ligne, les joueurs construisent une base navale et sont en compétition avec tous les autres joueurs de leur console pour le pouvoir et les ressources. Ils peuvent choisir de construire des armes nucléaires pour dissuader les autres joueurs de les attaquer. Ainsi, seuls les autres joueurs possédant la bombe peuvent s’en prendre à ceux qui la possèdent, mais au risque de s’exposer à la destruction de leur propre base en retour.
Peu après la sortie de Metal Gear Solid V, des dataminers ont révélé l’existence d’un troisième chapitre intitulé « Peace » et coupé du produit final. Certains joueurs avaient alors accusé l’éditeur Konami d’avoir vendu un produit bâclé et d’avoir bridé Kojima. Mais la découverte additionnelle d’une cinématique cachée qui célèbre un monde dénucléarisé a fait comprendre aux joueurs qu’elle était connectée au troisième chapitre secret, et que les deux ne pouvaient être débloqués que si tous les joueurs arrivaient à se débarrasser de leurs armes nucléaires sur le mode en ligne.
Inciter les joueurs à prendre part au désarmement
Bien que Kojima ait modelé le mode en ligne d’après les logiques de dissuasion en vigueur durant la guerre froide pour rendre le désarmement aussi difficile que dans le monde réel, il ne cache pas son opposition à la théorie. Le jeu punit ainsi les joueurs qui acquièrent et accumulent des armes nucléaires en leur conférant une apparence démoniaque. Ceux qui démantèlent les armes adverses malgré le peu d’avantages que cela procure, sont eux récompensés par des points d’héroisme.
Konami avait déjà en 2015 lancé le défi du désarmement aux joueurs, en mettant à disposition un compteur en temps réel du nombre d’armes nucléaires présentes sur chaque plateforme. S’il intéressait alors peu de monde, la découverte de la cinématique et du chapitre secret ont changé la donne. Motivés à l’idée que le désarmement total puisse débloquer le chapitre 3 pour une plateforme, les joueurs se sont ainsi retrouvés avec un objectif concret et attrayant. Ils se sont organisés en ligne pour relever le défi, en particulier sur Reddit.
Les obstacles humains : entre désintérêt et opposition idéologique
Les forums r/MetalGearPhilanthropy, puis r/MetalGearAntiNuclear ont ainsi servi de point de ralliement aux désarmeurs, qui y ont discuté de leur stratégie pendant 5 ans. Conscients qu’un désarmement unilatéral de leur part ne résoudrait rien, ils proposaient de s’infiltrer dans les bases des joueurs nucléarisés, puis de voler et détruire leurs armes. Parmi les nombreuses difficultés rencontrées, il y avait au premier plan les joueurs opposés à ce désarmement. Certains souhaitaient tout simplement s’amuser et ne ressentaient pas de contraintes matérielles pour se désarmer. Mais beaucoup d’autres étaient entièrement convaincus de la nécessité de la dissuasion pour protéger leur base, à l’instar de nos dirigeants qui invoquent des questions de souveraineté et de sécurité nationale. Ils n’hésitaient donc pas à attaquer les désarmeurs pour se protéger.
Plus intriguant encore, un forum rival s’est formé pour poursuivre l’objectif inverse : la prolifération maximale. Ses membres s’inspirent de la philosophie d’un des antagonistes principaux de MGS V, qui souhaite donner l’arme nucléaire à chaque pays pour construire un monde en paix, dans lequel chacun serait forcé de respecter son voisin. En reprenant ses mots, ils assurent « mener cette guerre pour la paix ». Le caractère orwellien de cette pensée n’est cependant pas sans évoquer celle de partisans bien réels de la prolifération.
Des dysfonctionnements informatiques qui brouillent la frontière entre réel et virtuel
En plus du facteur humain, les désarmeurs ont été confronté à l’incertitude liée au contrôle des armes et aux nouvelles technologies. Konami avait au bout de quelques années arrêté de mettre à jour le compteur des armes nucléaires. Ce manque de transparence a poussé les volontaires à créer le leur . Plus problématique encore, un bug a rendu certaines armes indestructibles, bloquant ainsi le compteur, avant qu’il ne soit résolu. Mais le couac le plus significatif est survenu en 2018, lorsque la cinématique de désarmement a été jouée accidentellement pour les joueurs PC, alors qu’il restait encore beaucoup d’ADM sur la plateforme. Certains ont suggéré qu’il s’agissait d’un bug, d’autres d’hackers impatients.
De nombreux joueurs eurent le sentiment que l’expérience avait été gâchée par ces dysfonctionnements. Mais ne sont-ils pas paradoxalement venus rajouter un degré supérieur de réalisme ? Est-on en en effet certains de pouvoir détruire toutes les armes nucléaires sur Terre, même en cas de bonne volonté de la part des Etats et même si le désarmement est considéré comme accompli ? De plus, comme le souligne le Youtuber LUDEO dans son analyse du challenge, l’expérience a intégré malgré elle la vulnérabilité des systèmes de contrôle face aux bugs et au piratage. Celle-ci s’est manifestée à plusieurs reprises dans l’histoire et il s’agit d’un sujet de préoccupation plus que jamais actuel .
« Le jour de paix est finalement arrivé »
L’expérience a connu un passage à vide depuis cet évènement, et ce jusqu’en 2020. Un groupe de joueurs Playstation 3 motivés a alors décidé de profiter du confinement pour la relancer . Grâce à une parfaite coordination et en surmontant les mêmes obstacles qu’auparavant, ils ont réussi le 29 juillet 2020 à accomplir l’impossible : débarrasser leur plateforme de toutes les armes nucléaires et déclencher la cinématique sans tricher. Ce formidable effort collectif marqua un point culminant pour le message anti-nucléaire de la série. Les joueurs sont ainsi parvenus à discréditer la fatalité et l’efficacité de la dissuasion nucléaire, en poursuivant un objectif pour leur bien commun.
« Maintenir le monde désarmé risque d’être plus dur que le désarmement lui-même »
Cependant, le commandant qui annonce fièrement à ses troupes le démantèlement de la dernière arme nucléaire dans la cinématique, les (nous) avertit également que « le savoir qui a permis de la construire existe toujours. » Il rappelle ainsi que la pérennité d’un monde dénucléarisé ne tient qu’aux efforts de tous et à la vigilance collective. Pour ce qui est du mode online de MGS V PS3, ce nouvel ordre mondial n’aura duré que quelques minutes, des joueurs s’étant aussitôt empressés de construire 30 nouvelles armes.
Ironiquement, la cinématique avait prédit ce dénouement, puisqu’elle se termine par un personnage annonçant que quelqu’un construit une nouvelle ADM. Il déclare que maintenir un monde dénucléarisé risque d’être bien plus dur que le désarmement lui-même. En effet à ce jour, le compteur n’est toujours pas revenu à zéro. De plus, le désarmement n’a été accompli que sur la plateforme avec le moins de joueurs. Les armes restantes sur les plateformes hors PS3 se comptent encore en milliers. Malgré cela, et même s’il n’y a toujours eu aucun contenu additionnel annoncé, certains joueurs continuent les efforts. Ils pensent que la clé pour débloquer le chapitre 3 « PEACE » consiste justement à maintenir la paix de manière prolongée.
« C’est notre voie également »
Dans le dernier segment de la cinématique, un texte fait un état des lieux de la prolifération dans le monde réel et du danger posé par les armes nucléaires. Il s’agit d’une invitation implicite à poursuivre ces efforts dans notre monde. En effet, si la perspective d’un simple contenu additionnel pour un jeu vidéo a pu mobiliser un tel effort collectif, il n’y a pas lieu de penser que la disparition de l’épée de Damoclès nucléaire pesant sur nos vies ne puisse être une motivation insuffisante. Nous pouvons alors nous inspirer de cette expérience et des mots du protagoniste Big Boss :
« L’humanité…chacun d’entre nous…a choisi la voie du désarmement nucléaire. Par désir ou éthique ? Grâce à une impulsion gouvernementale ? Ou par un raisonnement stratégique ? Peu importe la raison, c’est notre voie également. Et chaque pas en avant la rendra plus solide. »