Lettre ouverte aux députés de Paul Quilès* (ancien ministre de la défense, ancien président de la commission de la défense de l’Assemblée Nationale), Bernard Norlain* (général d’armée aérienne (2S), ancien commandant de la Force aérienne de combat puis directeur de l’IHEDN) et Jean-Marie Collin* (directeur pour la France du réseau international des Parlementaires pour la Non-prolifération Nucléaire et le Désarmement).
* Auteurs du livre « Arrêtez la bombe !» et membres du bureau de l’association ALB.
Mesdames et Messieurs les député(e)s,
Nous avons pris connaissance avec une grande attention des débats parlementaires qui viennent de s’engager sur le budget de la défense pour 2014 et sur la Loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019.
Nous avons constaté que la discussion sur les crédits de la dissuasion, qui représentent 3,2 milliards d’euros, n’a jusqu’ici donné lieu qu’à des considérations d’ordre général. C’est ainsi que le ministre de la Défense s’est exprimé avec trop de concision à notre sens en affirmant: « tant qu’il existe des armes nucléaires dans le monde, tant que la prolifération des armes de destruction massive est un risque avéré, tant que les risques de chantage contre nos intérêts vitaux demeurent, la dissuasion est l’une des garanties fondamentales de notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. »
Pourtant, comme le ministre l’a souligné à juste titre : « la menace qui pèse sur nos intérêts vitaux est différente de celle qui s’exerçait pendant la guerre froide ». Quelles conclusions doit-on donc tirer de ce bouleversement stratégique ? Certainement pas la simple poursuite des programmes comme si de rien était.
Beaucoup de responsables politiques de gauche comme de droite se congratulent souvent sur les efforts de désarmement de la France : renonciation aux essais, arrêt de la production de matières fissiles, abandon des missiles balistiques sol-sol à longue portée, réduction d’un tiers de la composante aéroportée. Il n’en demeure pas moins que notre arsenal de 300 ogives nucléaires (mais y en a-t-il d’autres en réserve ?), équivalent à celui du début des années 1980, période de la Guerre froide, totalise plusieurs dizaines de mégatonnes, soit des milliers de fois la puissance de la bombe d’Hiroshima.
Nos systèmes sont par ailleurs entièrement modernisés : le dernier de nos quatre sous-marins lanceurs d’engins de nouvelle génération (SNLE-NG) doté du missile M 51 a été admis au service actif en septembre 2010. Une nouvelle tête nucléaire doit équiper les missiles des SNLE à partir de 2015 sur une nouvelle version du M51. Quant à la composante aéroportée, elle vient également d’être rénovée avec un nouvel avion de combat (Rafale), un missile air-sol à moyenne portée dit « amélioré » (ASMP-A), porteur de la nouvelle ogive nucléaire TNA.
Or, la Loi de programmation militaire prévoit déjà des travaux de rénovation à mi-vie de l’ASMP-A, la future version du M51.3 et des travaux de recherche pour la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE-3G), ainsi que des études amont concernant le successeur de l’ASMP-A. Des décisions de si grande portée financière mériteraient un débat approfondi, d’autant plus que nos forces conventionnelles, les seules au combat, manquent cruellement d’équipements.
Par ailleurs, il faudrait connaître les scénarios qui rendent nécessaires de nouvelles armes plus performantes. Le ministre de la Défense a évoqué des risques de chantage contre nos intérêts vitaux. Il est difficile de les percevoir, même à moyen terme. Quelle est l’utilité de perfectionner encore des systèmes déjà très performants pour répondre à des menaces hypothétiques ? Ne sommes-nous pas en train de dresser une sorte de ligne Maginot qui inhibe la réflexion stratégique ?
Peut-on également faire l’impasse sur la portée politique des décisions de renforcement de notre potentiel nucléaire qui s’annoncent ? Les Etats parties au Traité de non-prolifération (TNP) se réunissent tous les cinq ans pour examiner l’application de ce traité et décider en commun des moyens de garantir son respect. Nous rappelons qu’en 2010, la France s’est félicitée de voir la Conférence d’Examen du TNP adopter un document final « comportant une feuille de route ambitieuse, apte à relancer la dynamique de ce Traité essentiel qu’est le TNP ». Notre pays s’est ainsi engagé « à accélérer les progrès concrets sur les mesures tendant au désarmement nucléaire » et à en faire un rapport en 2014 !
Le TNP repose sur trois piliers : le désarmement, la non-prolifération et les usages pacifiques de l’énergie nucléaire. Moderniser sans cesse nos armes nucléaires, n’est-ce pas aller dans le sens contraire de nos obligations internationales ? N’est-ce pas pratiquer une « prolifération verticale », largement dénoncée dans le monde ?
Il est évident que la voie la plus efficace pour lutter contre la prolifération passe par une application stricte du TNP. Si ce traité s’effondrait, avec tout son dispositif de contrôle et les possibilités de sanctions qu’il permet sous l’autorité du Conseil de sécurité, comment combattrions-nous la prolifération ? Par la force ? Mais avec quelle légitimité et quels moyens ?
Mesdames, Messieurs les député(e)s, nous ne croyons pas qu’on puisse dire comme le sénateur Gérard Larcher que « le débat a eu lieu et a été tranché ». Il ne saurait y avoir de sujet tabou en démocratie et il nous semble essentiel que vous fassiez mieux entendre votre voix sur toutes ces questions. Deux députés ont tenté de les soulever au cours d’une « réunion de commission élargie » consacrée au budget de la défense, mais le format quasi-confidentiel de ce mini-débat ne leur a pas permis de faire pleinement valoir leurs arguments. Le ministre s’est d’ailleurs contenté de prendre acte du désaccord.
Nous attendons donc un véritable débat de fond de la représentation nationale sur les projets de « modernisation » des forces nucléaires lors de votre prochain examen de la loi de programmation militaire.
Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs les député(e)s, l’expression de nos meilleurs sentiments
Paul Quilès Bernard Norlain Jean-Marie Collin