Biden a-t-il réorienté la stratégie nucléaire américaine vers la Chine ?

Sur la foi d’un article du New York Times du 24 août 2024, nombre de commentateurs ont affirmé que, dans un document secret, le président Joe Biden avait décidé de modifier la stratégie de dissuasion nucléaire des États-Unis pour la diriger principalement vers la Chine. En effet, Washington s’alarmerait de l’accroissement de l’arsenal nucléaire chinois et craindrait une coalition entre Moscou, Pékin et Pyongyang. Il convient pourtant de relativiser cette « révélation » et cet alarmisme.

Selon le New York Times, le président américain aurait approuvé en mars 2024 un document secret intitulé Nuclear Employment Guidance (« Guide de l’emploi des forces nucléaires ») réorientant la stratégie nucléaire des États-Unis vers la Chine du fait de l’accroissement rapide de ses capacités nucléaires.  En réalité, l’existence d’un tel document est connue, même si son contenu reste confidentiel. Il consiste à traduire en instructions concrètes le document public adopté par chaque administration américaine sous le titre Nuclear Posture Review (« Examen de la posture nucléaire »). Celui signé par Biden a été publié par le Pentagone le 27 octobre 2022 et résulte de longues tractations entre toutes les composantes de l’establishment de défense américain, y compris des membres du Congrès qui sont appelés à voter chaque année le budget militaire pour mettre en œuvre cette stratégie.

Dans ce document de 2022, la Chine est déjà bien mentionnée comme « un défi en pleine évolution (pacing challenge) pour la planification de défense des États-Unis et un facteur croissant pour évaluer leur dissuasion ». En effet, est-il déjà précisé, la Chine « s’est embarquée dans un programme ambitieux d’expansion, de modernisation et de diversification de ses forces nucléaires et a mis au point un embryon de triade » (missiles terrestres, bombes aéroportées, missiles lancés de sous-marins). La Chine aurait l’intention de posséder 1 000 ogives nucléaires opérationnelles d’ici 2030.

À en croire le New York Times, le président Biden aurait révisé la stratégie en vue de se préparer à de possibles « défis nucléaires coordonnés » entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord. Sans entrer dans le détail, un ancien expert du Pentagone, Viping Narang, aurait confirmé que la stratégie américaine devait désormais tenir compte de « multiples adversaires nucléaires » et de « l’accroissement de la taille et de la diversité de l’arsenal chinois ». De son côté, un directeur du Conseil national de sécurité, Pranay Vaddi, aurait affirmé que l’objet du document révisé était d’examiner si les États-Unis étaient prêts à faire face à « des crises simultanées ou séquentielles impliquant des armes nucléaires et conventionnelles », ce qui les amèneraient peut-être à accroître leur propre arsenal.

Afin de couper court à toute interprétation erronée laissant penser à une révision fondamentale de la stratégie américaine, la Maison-Blanche a dû intervenir. Son porte-parole, Sean Savett, a déclaré le 21 août 2024 :

« Le document mis à jour il y a quelques mois n’est nullement une réponse à l’égard d’une seule entité, d’un seul pays ou d’une seule menace. Nous avons déjà exprimé à de multiples reprises notre préoccupation au sujet de l’accroissement des arsenaux nucléaires de la Russie, de la Chine et de la Corée du Nord. Le document le plus récent ne fait que se fonder sur ce qui a déjà publié par les administrations précédentes : il y plus de continuité que de changement. »

Cette mise au point répondait en fait à la réaction chinoise à l’article du New York Times selon laquelle Pékin était « vivement préoccupée par ce rapport, alors que les faits démontraient que les États-Unis avaient constamment exagéré la prétendue menace nucléaire chinoise ces dernières années. »

Qu’en est-il précisément ?

L’article du New York Times mentionnant seulement au mois d’août le document adopté en mars dernier intervient dans une campagne électorale dans laquelle les questions de défense, y compris l’armement nucléaire, n’ont pratiquement jamais été évoquées. Il est vrai qu’un quasi consensus existe entre Démocrates et Républicains sur le programme de modernisation de l’arsenal nucléaire des États-Unis adopté par Obama et dont le coût, en augmentation constante, est évalué à 1 700 milliards de dollars sur 30 ans, soit l’équivalent de deux programmes Manhattan (à l’origine de la bombe atomique américaine) par an pour ces trois décennies. Le débat n’en est pas moins existant compte tenu des priorités que le prochain président et/ou le prochain Congrès choisira et qui pourraient se traduire par des réallocations vers des programmes civils voire socio-économiques. Le lobby militaro-industriel dont on connaît la puissance juge probablement nécessaire d’agiter de nouveau la menace chinoise aggravée par la perspective hypothétique d’une action concertée entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord.

L’accroissement quantitatif et qualitatif de l’arsenal chinois est indiscutable, même si Pékin fait preuve de peu de transparence à cet égard et continue d’insister sur sa doctrine de « dissuasion minimale ». Les experts de la Fédération des Scientifiques américains (FAS) ont révélé les images satellitaires des centaines de silos construits par la Chine dans le désert pour accueillir de nouveaux missiles terrestres. Toutefois, les mêmes experts, dans leur tableau des forces de chaque puissance nucléaire montrent que sur les 500 ogives nucléaires qu’on estime aujourd’hui possédées par la Chine, seules 24 sont considérées comme « déployées », c’est-à-dire rapidement opérationnelles. De leur côté, les États-Unis possèdent 5 044 armes nucléaires (donc dix fois plus que la Chine qui a une population quatre fois plus nombreuse), dont 1 770 considérées comme « déployées ».

Même si l’arsenal total chinois était doublé d’ici 2030, ce que rien ne prouve à ce jour, ces 1 000 armes ne représenteraient toujours qu’un cinquième de l’arsenal américain et on ne sait évidemment pas combien seraient déployées.

L’alarmisme artificiel répandu aux États-Unis ne vise donc qu’à justifier de nouvelles dépenses en faveur de la modernisation de l’arsenal américain, qui rapporterait de colossaux profits à l’industrie de défense américaine. De nombreux experts favorables à la réduction des armements et à la négociation de nouveaux accords internationaux de désarmement ne s’y sont pas trompés. Ainsi, le président de l’Arms Control Association, Daryl Kimball, a-t-il écrit en août 2024 :

« Des augmentations significatives de l’arsenal nucléaire déployé par les États-Unis compromettraient la sécurité mutuelle et mondiale en rendant l’équilibre actuel de la terreur nucléaire plus imprévisible et déclencheraient un cycle contre-productif et coûteux d’action-réaction de la concurrence nucléaire… Le défi que représente la dissuasion de deux grands adversaires nucléaires au lieu d’un seul est bien plus complexe qu’une simple arithmétique. Le renforcement de l’arsenal nucléaire actuellement déployé par les États-Unis est non seulement inutile, mais il serait contre-productif et d’un coût prohibitif. »

Il faut s’attendre à ce que ce débat se poursuive alors que les perspectives de négociations de contrôle des armements avec la Chine et la Russie restent floues. La Chine avait refusé l’invitation de Trump à se joindre aux pourparlers New START en arguant de la disproportion entre les arsenaux. Récemment, elle a décliné une proposition de discussions avec l’administration Biden. Il est préoccupant que Pékin comme Moscou instrumentalisent de telles négociations comme levier pour exercer des pressions sur Washington à propos respectivement de Taïwan et de l’Ukraine. Pourtant, la Chine, qui est la seule puissance nucléaire membre du traité de Non-Prolifération à appliquer une doctrine de « non-emploi en premier » (n’envisageant l’emploi de l’arme nucléaire qu’en réponse à une attaque nucléaire) a proposé aux autres puissances nucléaires un traité entérinant cette politique, ce qui aboutirait à abaisser considérablement le seuil de recours aux armes nucléaires. Le traité New START entre les États-Unis et la Russie (que celle-ci a suspendu) expire en février 2026 et si rien ne le remplace, la course aux armements entre les deux pays pourrait repartir de plus belle. Le résultat ne pourrait en être qu’une dangereuse aggravation du risque de catastrophe nucléaire mondiale.

Écoutez l’entretien de Marc Finaud sur ce sujet à la Radio-Télévision Suisse (RTS) : Quand la Chine s’invite dans le duel nucléaire USA-Russie – rts.ch – Portail Audio

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Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
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Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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