Armes nucléaires russes en Biélorussie : une dangereuse escalade dans le risque nucléaire

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a non seulement brandi à plusieurs reprises la menace de recours aux armes nucléaires pour décourager le soutien occidental à Kiev, mais il a annoncé le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire de la Biélorussie, aggravant ainsi le risque de catastrophe nucléaire. Bien que sa motivation principale paraisse être de rechercher l’équivalence avec les États-Unis, qui déploient des armes nucléaires dites tactiques sur le sol de cinq pays de l’OTAN, un tel transfert par la Russie multiplie les risques d’accident, de méprise, de détournement ou d’utilisation non autorisée.

 

Une annonce et un déploiement par étapes

Pour comprendre l’évolution historique en cours, il convient de remonter au Protocole de Lisbonne conclu en 1992 avec les États-Unis après la dissolution de l’Union soviétique à propos du transfert vers la Russie des armes nucléaires (stratégiques et tactiques) héritées de l’URSS par trois de ses anciennes républiques : la Biélorussie (825 ogives), le Kazakhstan (plus de 1 400 ogives) et l’Ukraine (4 175 ogives). Les trois pays s’engagent alors à adhérer au Traité de Non-Prolifération (TNP) en tant qu’États non dotés d’armes nucléaires. La Biélorussie achèvera son transfert en novembre 1996.

Comme dans les deux autres pays, la Russie avait, tout au long du processus, conservé le contrôle de ses armes, ce qui excluait leur emploi par les pays de stationnement. C’est pourquoi il est absurde, aujourd’hui, d’affirmer, par exemple, que si l’Ukraine n’avait pas renoncé à « ses » armes nucléaires, elle n’aurait pas été attaquée par la Russie.

La Biélorussie est en fait allée plus loin que ses voisins en incluant dans sa Constitution son statut non nucléaire. Toutefois, l’invasion russe de l’Ukraine a tout changé. Dès avant l’« opération militaire spéciale » lancée par Moscou, Minsk a annoncé le 1er février 2022 avoir commandé des missiles russes « tactiques » Iskander-M à charge soit conventionnelle soit nucléaire d’une portée de 500 km. Ces derniers sont capables d’atteindre non seulement l’Ukraine mais aussi un pays membre de l’OTAN tel que la Pologne ou la Lituanie. Dans la foulée de l’invasion, le président Alexandre Loukachenko a organisé un « referendum » afin de modifier la Constitution biélorusse et d’autoriser ainsi le stationnement d’armes nucléaires sur le territoire national.

Lors d’un entretien bilatéral à Saint-Pétersbourg le 25 juin 2022, Poutine a précisé à son homologue Loukachenko que dix avions Su-25 biélorusses seraient adaptés pour pouvoir emporter des armes nucléaires. Les ogives elles-mêmes seraient livrées prochainement et un dépôt construit pour les y stocker. Le président biélorusse a informé le chef du Kremlin le 19 décembre 2022 que les missiles Iskander-M étaient désormais opérationnels et en « statut de combat ».

Le 25 mars 2023, Vladimir Poutine a annoncé la fin de la construction du dépôt de stockage pour début juillet, le début imminent de la livraison des ogives nucléaires à Minsk et la formation des pilotes biélorusses en Russie. Après un certain flottement, le 16 juin 2023, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, le président russe a confirmé les propos de Loukachenko qui avait déclaré que les premières armes nucléaires avaient été transférées à Minsk et que cette opération serait achevée d’ici fin 2023.

 

Un potentiel nucléaire non négligeable

Le système d’armes mis en place par Moscou est donc constitué :

  • d’un nombre incertain de missiles balistiques Iskander-M à lanceurs mobiles, à portée maximale de 500 km et à charges soit conventionnelles soit nucléaires ;
  • de dix chasseurs Su-25 biélorusses adaptés pour emporter probablement dix bombes nucléaires à gravitation (selon certains experts, un tel avion subsonique serait incapable d’accomplir efficacement une mission nucléaire ; selon d’autres, c’est précisément pour limiter cette capacité que Poutine a imposé ce choix plutôt que l’adaptation des quatre chasseurs Su-30 biélorusses, plus capables de lancer des armes nucléaires) ;
  • de la formation des militaires biélorusses à l’emploi d’armes nucléaires tactiques ;
  • d’un nombre indéterminé d’ogives nucléaires dites tactiques prélevées sur le stock russe estimé à 1 816 têtes.

S’agissant de la puissance des armes russes concernées, le président biélorusse s’est vanté, le 13 juin 2023, que « les bombes étaient trois fois plus puissantes que celles qui avaient détruit Hiroshima et Nagasaki » (soit entre 45 et 60 kt, ou un potentiel de 192 000 à 405 000 morts par bombe). Il a précisé que son pays disposait déjà de « cinq ou six » dépôts et que d’autres seraient aménagés afin que les armes soient dispersées sur le territoire (afin d’être moins vulnérables à une attaque).

Des experts de la Fédération des Scientifiques américains (FAS) qui suivent de près, y compris à partir de photos satellites, le transfert des armes nucléaires russes en Biélorussie, ont exprimé des doutes quant aux annonces russes ou biélorusses. Ils ont admis, photos à l’appui, que des travaux d’aménagement de dépôts avaient été amorcés, mais ils ont remis en question la réalité du transfert des armes, qui aurait dû intervenir par voie terrestre. C’est pour répondre à ces doutes que le président Loukachenko a affirmé que les armes avaient été livrées par voie aérienne, de manière indétectée par les services occidentaux de renseignement.

 

© 2023 Maxar Technologies

 

Les explications officielles et les motivations réelles

Dans ses déclarations justifiant sa demande à la Russie de stationner des armes nucléaires sur son territoire, le président biélorusse a principalement invoqué la menace que ferait peser l’OTAN, engagée dans la guerre aux côtés de l’Ukraine, sur la sécurité de son pays : selon lui, « les vols des avions des États-Unis et de l’OTAN s’entraînant à transporter (…) des armes nucléaires » exigeaient une « réponse équivalente ». 

Lors de son annonce du 25 mars 2023, le prétexte saisi par Poutine a étrangement porté sur le transfert, par le Royaume-Uni à l’Ukraine, d’obus d’artillerie à uranium appauvri, alors que cette munition principalement antichars n’a aucune capacité comparable à une arme nucléaire, fût-elle de faible puissance. Le chef du Kremlin l’a pourtant qualifiée d’arme « parmi les plus dangereuses (…) qui génère ce que l’on appelle des poussières de radiation » et il a menacé d’y recourir si l’Ukraine en recevait (alors que la Russie est accusée d’en utiliser régulièrement contre des cibles ukrainiennes).

Dans l’argumentation relative à cette nouvelle forme de « partage nucléaire », il faut surtout relever, de la part du président russe, le parallélisme avec le déploiement par les États-Unis d’une centaine de bombes nucléaires américaines B-61 réparties sur le territoire de cinq pays de l’OTAN (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Turquie). Selon Poutine, « les États-Unis (…) déploient depuis longtemps leurs armes nucléaires tactiques sur le territoire de leurs alliés. Nous avons convenu de faire de même. » Et d’ajouter que ce déploiement d’armes russes en Biélorussie était parfaitement conforme aux « engagements internationaux » de Moscou. Il faisait évidemment allusion à l’article Ier du Traité de Non-Prolifération (TNP) interdisant aux puissances nucléaires de « transférer à qui que ce soit, ni directement ni indirectement, des armes nucléaires ou autres dispositifs nucléaires explosifs, ou le contrôle de telles armes ou de tels dispositifs explosifs (…) ».

Or, comme le savent tous les diplomates et experts qui suivent les conférences d’examen du TNP depuis son entrée en vigueur en 1970, l’URSS puis la Russie n’ont cessé de dénoncer, dans ce cadre, le « partage nucléaire » de l’OTAN comme une violation de l’article Ier du TNP. Il faut rappeler que l’adoption de ce traité en 1968 n’a été rendue possible qu’à la suite de l’abandon en 1965, par les États-Unis de leur projet de « Force multilatérale » (MLF) qui aurait permis aux pays membres de l’OTAN de disposer de la force nucléaire américaine. L’URSS craignant par-dessus tout une Allemagne nucléaire, s’y était vivement opposée. Le compromis final a permis la création du Groupe de planification nucléaire de l’OTAN, forum de consultation conjugué au maintien, par les États-Unis, du contrôle sur leurs armes nucléaires. La critique soviétique puis russe du « partage nucléaire » a persisté, arguant que, même si les pays de stationnement ne pouvaient décider seuls d’une frappe nucléaire, ils y contribueraient en fait. Ceci explique que, dans ses « garanties négatives de sécurité » (promesse de non-emploi d’armes nucléaires contre des pays non nucléaires), l’URSS puis la Russie ont toujours maintenu une exception privant de ces garanties les pays agissant en alliance avec des puissances nucléaires.

Le revirement russe en faveur de la Biélorussie a d’autant plus surpris que, dans la déclaration conjointe signée lors du sommet de Moscou entre Poutine et Xi Jiping le 21 mars 2023, les deux chefs d’Etat soulignaient que « […] tous les États dotés d’armes nucléaires devraient s’abstenir de déployer des armes nucléaires à l’étranger et retirer de telles armes déployées à l’étranger ». Apprendre quatre jours plus tard que la Russie déployait ses armes nucléaires en Biélorussie n’a pas dû remplir le dirigeant chinois de plaisir.

Les explications embarrassées de Moscou n’ont pas brillé par leur cohésion et leur pouvoir de persuasion. Elles ont parfois fait référence au statut ambigu d’Union étatique entre la Russie et la Biélorussie, remontant aux traités de 1997 et 1999, qui n’implique pas de perte de souveraineté de chaque État, mais a été qualifié de « projet inachevé » par Loukachenko. Les principales différences sont apparues quant à la notion de contrôle sur l’emploi éventuel des armes nucléaires.

Le ministre russe de la Défense, Serguei Choïgou, a ainsi assuré, le 25 mai 2023, que Moscou conservait le contrôle total sur les armes russes déployées en Biélorussie et que la décision de les utiliser n’appartenait qu’à la Russie. De son côté, le dirigeant biélorusse a affirmé le 14 juin 2023 : « Dieu me garde de prendre la décision d’utiliser ces armes aujourd’hui, mais il n’y a aucune hésitation si nous devions faire face à une agression », laissant entendre qu’il pourrait prendre l’initiative d’un tir nucléaire en cas d’attaque contre son pays. Atténuant ses propos, probablement sous la pression russe, il s’est finalement contenté de suggérer que le contrôle sur les armes était « conjoint » et que Minsk possédait un « droit de veto » quant à leur emploi. « Si la Russie décidait un jour d’utiliser des armes nucléaires, je suis certain qu’elle consulterait son plus proche allié », précisait-il.

 

Des réactions d’inquiétude

Dès l’annonce des plans de transfert des armes nucléaires russes en Biélorussie, l’OTAN a estimé, le 23 mars 2023, que « la rhétorique nucléaire russe [était] dangereuse et irresponsable » et rejeté la comparaison avec le « partage nucléaire » de l’OTAN, car les pays membres de l’organisation agissaient « dans le plein respect de leurs engagements internationaux » contrairement à la Russie. Toutefois, à ce stade, l’OTAN n’avait « constaté aucun changement dans le dispositif nucléaire de la Russie qui l’amènerait à ajuster [le sien] ». Mais l’Alliance restait « vigilante » et suivait « de près la situation. » Lors du sommet de l’OTAN à Vilnius le 11 juillet 2023, le communiqué final est allé plus loin en « [condamnant] le fait que la Russie ait annoncé avoir l’intention de déployer des armes nucléaires et des systèmes à capacité nucléaire sur le territoire bélarussien, nouvelle démonstration de ses atteintes répétées à la stabilité stratégique et à la sécurité globale dans la zone euro-atlantique. »

Pour la dirigeante biélorusse de l’opposition en exil, Svetlana Tikhanovskaïa, « le Kremlin comprend parfaitement que les sites nucléaires sont des cibles pour les missiles. C’est pourquoi il a décidé de placer ces sites non pas près de ses bunkers et de ses résidences, mais près des maisons des Bélarussiens. Près des villages et des villes où vivent des gens qui ont toujours été contre la guerre, contre les armes nucléaires, contre les dictateurs et leurs fantasmes de grand empire. » « Cela ne met pas juste en danger la vie des Biélorusses, mais crée aussi une nouvelle menace pour l’Ukraine, pour toute l’Europe », a-t-elle ajouté sur Twitter le 25 mai 2023.

Plus susceptibles d’accroître les tensions et l’escalade sont les propos tenus par le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki : celui-ci a exprimé le souhait que la Pologne devienne aussi un pays de stationnement des armes nucléaires américaines. Selon certains experts, l’initiative de Loukachenko de demander à Moscou le transfert d’armes nucléaires tactiques s’expliquerait d’ailleurs comme un message destiné principalement à la Pologne, qui avait participé en octobre 2022 à l’exercice Steadfast Noon des pays de l’OTAN membres du « partage nucléaire ». Plusieurs chercheurs ont évalué comme sérieux les risques liés au déploiement d’armes nucléaires vers la Biélorussie et à l’intérieur du pays : les transferts par voie ferrée pourraient faire l’objet de sabotages, d’attaques ou de détournements ou ils pourraient être mépris par l’OTAN comme une préparation à des tirs ; la base aérienne où seraient stationnés les avions équipés de bombes nucléaires n’est située qu’à 40 km de la frontière lituanienne et 120 km du territoire polonais.

La réunion à Vienne, du 31 juillet au 11 août 2023, du Comité préparatoire de la 11e Conférence d’examen du TNP a, sans surprise, donné lieu à une vive confrontation entre les pays occidentaux et la Russie appuyée par la Biélorussie, qui ont réaffirmé leurs positions respectives. Toutefois, plusieurs pays non-alignés et organisations non gouvernementales ont renvoyé dos à dos les protagonistes en remettant en question le « partage nucléaire » quels qu’en soient les auteurs et les bénéficiaires. Ainsi, ICAN, la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, a condamné cette pratique comme « contraire aux fondements du TNP et une menace envers tout le régime de non-prolifération. » Elle a appelé les États parties au TNP à voter, le cas échéant, sur le caractère licite ou illicite de tels déploiements par rapport au traité et a rappelé que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) prohibait explicitement le stationnement d’armes nucléaires sur le territoire des États parties.

Pour mémoire, le Plan d’action en 12 points d’IDN de 2019 « Pour éviter une catastrophe nucléaire » demandait en son point 3 la négociation entre l’OTAN et la Russie du retrait mutuel et de l’élimination des armes nucléaires tactiques déployées de chaque côté afin de réduire le risque nucléaire. Cette proposition est donc devenue plus pertinente et urgente que jamais.

Article de Marc Finaud et Mathilda Caron

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Marc Finaud

Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.
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Marc Finaud est un ancien diplomate de carrière. Il travaille désormais comme formateur pour jeunes diplomates et officiers au sein du Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) dans tous les domaines de la sécurité internationale. Au cours de sa carrière diplomatique, il a été affecté à plusieurs postes bilatéraux (URSS, Pologne, Israël, Australie) ainsi qu’à des missions multilatérales (CSCE, Conférence du Désarmement, ONU). Il est titulaire de Masters en Droit international et en Sciences politiques. Il a aussi été Collaborateur scientifique de l’Institut des Nations unies pour la Recherche sur le Désarmement (UNIDIR) (Programme sur les Armes de destruction massive). Au sein d’IDN, il a la responsabilité d’assurer les relations internationales et diplomatiques de l’association. Il participe au Comité de rédaction.

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