L’annonce du retrait américain du Traité INF soulève une vague d’inquiétude, mais ne fait que s’inscrire dans la ‘Nuclear Posture Review’ (NPR) du président Trump, qui préconise un renforcement des capacités nucléaires des Etats-Unis de nature à abaisser le seuil d’emploi de la force de frappe. En réaction, une organisation composée d’anciens dirigeants civils et militaires vient de proposer une alternative. Son but : réduire d’urgence le risque de guerre nucléaire en favorisant la décrue puis la disparition des arsenaux nucléaires. C’est la même approche réaliste et progressive qui inspire les propositions d’IDN.
La doctrine nucléaire de l’Administration Trump a été présentée le 2 février 2018 dans un document du Pentagone intitulé ‘Nuclear Posture Review’ (NPR). Celui-ci réaffirme certes que l’objectif ultime des Etats-Unis reste un monde sans armes nucléaires et que la stratégie américaine demeure fondée sur la dissuasion de toute agression. Toutefois, il prévoit plusieurs mesures qui traduisent une volonté non déguisée de relancer la course aux armements :
- la modernisation des trois composantes (aérienne, terrestre et sous-marine) à raison de 1 200 milliards de dollars sur 30 ans, en particulier le remplacement des missiles de croisière air-sol par la nouvelle génération à longue portée ‘Stand-off’ (LRSO) ;
- le déploiement notamment en Europe de nouvelles bombes à gravitation B61 (‘non stratégiques’) à bord du chasseur F-35 ;
- l’introduction d’une nouvelle ogive dite ‘de faible puissance’ à bord de sous-marins et de missiles de croisière lancés à la mer (SLCM).
Malgré l’assurance que ces évolutions n’aboutissaient nullement à abaisser le seuil d’emploi des armes nucléaires ou à faciliter le « combat nucléaire », la NPR a bel et bien été analysée par de nombreux experts comme un changement de paradigme conforme à l’exclamation de Donald Trump pendant sa campagne : « Si nous avons des armes nucléaires, pourquoi ne pas nous en servir ? » Le Sénateur démocrate Edward Markey l’a même qualifiée de ‘feuille de route vers la guerre nucléaire’.
Aussi rien d’étonnant à ce que, parmi plusieurs centres de recherche et ONG, Global Zero se soit manifesté pour proposer, au-delà de la critique de la NPR, une véritable alternative. L’auteur principal de ce rapport est Bruce Blair, ancien officier de contrôle de lancement de missiles Minuteman et du commandement aéroporté du Strategic Air Command, puis directeur de projet au Bureau de l’évaluation des technologies du Congrès. Il est le co-fondateur de cette organisation non partisane créée en 2008 et comptant plus de 300 membres dont la plupart proviennent de l’establishment militaire ou civil lié à la dissuasion nucléaire dans plusieurs puissances nucléaires[1]. Autant dire un groupe animé non par une quelconque naïve utopie mais par une solide expérience de la chose militaire et des réalités stratégiques.
Que propose donc Global Zero à titre de substitut à la NPR qu’il considère comme reposant sur une vision anachronique ? Sans entrer dans les détails techniques, on peut résumer ces suggestions comme suit : revenir à une posture de stricte dissuasion au lieu de combiner la dissuasion avec l’option de la guerre nucléaire ; réduire encore la taille de l’arsenal nucléaire américain et renoncer aux plans de sa modernisation qui encouragent la course aux armements ; éliminer le risque d’emploi, même involontaire, de l’arme nucléaire en supprimant les armes non stratégiques ou rendues plus « utilisables ».
Selon le rapport, les centaines de milliards de dollars ainsi économisés serviraient utilement à améliorer l’infrastructure désuète de commandement, contrôle et communication (C3) du programme nucléaire américain. En outre, une telle décision faciliterait la négociation avec la Russie d’un nouveau plafond de 650 armes déployées par chaque pays, et avec les autres puissances nucléaires d’un cadre multilatéral pour progresser à terme vers le désarmement nucléaire et comportant les mesures suivantes :
- une doctrine commune de non-emploi en premier de l’arme nucléaire et de non-emploi en riposte à des attaques non nucléaires ;
- un plafond intérimaire de 300 armes nucléaires ;
- la suppression de l’état d’alerte avancée des armes nucléaires qui rend possible leur emploi irréversible à bref préavis ;
- la vérification des stocks et leur élimination dans un cadre multilatéral ;
- la renonciation aux essais d’armes nucléaires sous toutes leurs formes et à toute nouvelle production de matières fissiles militaires.
Tout en restant fidèle à son propre objectif d’« un monde libéré des armes nucléaires », Global Zero offre ainsi à l’Administration américaine une approche réaliste, pragmatique, progressive, contrôlée et reposant sur des analyses d’experts qualifiés. Si ses propositions étaient appliquées, il en résulterait sans aucun doute une réduction du risque de guerre nucléaire qui faciliterait tant la non-prolifération que le désarmement nucléaire.
C’est la même conception qui anime le plan en 12 mesures proposé par IDN (dont plusieurs dirigeants appartiennent aussi à Global Zero). Pour mémoire, ce plan distingue :
- des mesures urgentes à court terme pour réduire le risque nucléaire : diminuer le niveau d’alerte des armes nucléaires ; geler le programme nucléaire nord-coréen ; retirer les armes nucléaires non stratégiques américaines et russes du sol européen ; adopter une doctrine de non-emploi en premier, renforcer la transparence des arsenaux nucléaires ;
- des mesures de non-prolifération dont l’effet s’exercera à moyen terme : faire entrer en vigueur le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) ; négocier un traité d’interdiction de la production de matières fissiles militaires (FMCT) ; réduire le rôle des armes nucléaires dans les doctrines de sécurité ; agir en faveur d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient ;
- des mesures de désarmement nucléaire ayant un effet à plus long terme : abaisser les plafonds d’armes nucléaires ; procéder à des réductions unilatérales ; et enfin adhérer au mécanisme du TIAN prévoyant l’option pour les puissances nucléaires soit de désarmer avant toute adhésion, soit de présenter leur propre plan de désarmement après adhésion.
En résumé, comme le montrent les propositions tant de Global Zero que d’IDN, il ne s’agit nullement du ‘tout ou rien’ : rien n’empêche de progresser sur les différentes pistes en parallèle, en tenant compte des contraintes et de l’environnement de sécurité. Ainsi, l’approche réaliste et l’approche humanitaire se rejoindront pour aboutir au même résultat dans l’intérêt de tous : une planète libérée de l’épée de Damoclès nucléaire.
[1] On trouve par exemple parmi ces membres : les anciens présidents Jimmy Carter, Mikhaïl Gorbatchev ou Willem de Klerk, d’anciens ministres de la Défense américains (Frank Carlucci), français (Paul Quilès) ou britanniques (Des Browne, Malcolm Rifkind), d’anciens ministres des Affaires étrangères russe (Igor Ivanov), britanniques (Margaret Beckett, David Owen) ou israélien (Shlomo Ben-Ami), les généraux James Cartwright (ancien commandant en chef des forces stratégiques américaines), Dimitri Dvorkine (ancien directeur du programme russe de missiles) ou Bernard Norlain (ancien commandant de la Force aérienne tactique), ou Javier Solana (ancien Secrétaire général de l’OTAN) ainsi que de nombreux experts européens, russes, chinois, indiens, pakistanais, etc.
Marc Finaud, Conseiller principal du Geneva Centre for Security Policy (GCSP), membre du Bureau d’Initiatives pour le Désarmement nucléaire (IDN). L’auteur s’exprime à titre personnel.