Le cadre de la non-prolifération et du désarmement s’est sérieusement fissuré ces trois dernières années : retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) en 2019, annonce par la Grande-Bretagne d’une augmentation de 40% de son arsenal nucléaire en 2020, renouvellement in extremis du Traité New Start début 2021. Ces traités ont traditionnellement empêché une course aux armements de se dérouler sur le sol européen et c’est pourquoi leur remise en cause doit inciter l’Union Européenne à s’engager de façon active en faveur de la suppression des armes nucléaires, tout du moins sur son territoire et ses environs. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un débat de fond sur la pertinence des doctrines nucléaires françaises et de l’OTAN pour la sécurité de l’Union au XXIe siècle.
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À la recherche d’une doctrine nucléaire européenne pendant la Guerre froide.
En 1949, au début de la Guerre froide entre les États-Unis et l’Union Soviétique, est créée l’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN). Le but de l’organisation, sous influence américaine, est d’assurer la sécurité collective en Europe, en particulier au travers du déploiement d’armes nucléaires américaines sur le Vieux Continent. Pourtant, en parallèle, l’idée d’un arsenal nucléaire européen, indépendant de celui de l’OTAN, fait son chemin, comme en atteste l’accord trilatéral de 1957 passé entre la France, l’Italie et l’Allemagne, qui prévoie une coopération renforcée en matière d’armements conventionnels et d’application militaire de l’énergie atomique.
Le retour du Général de Gaulle au pouvoir en 1958 marque néanmoins un coup d’arrêt à ces premiers balbutiements européens, puisque pour celui-ci, la force de frappe nucléaire doit être destinée à défendre les intérêts vitaux d’un pays et en ce sens ne saurait être qu’exclusivement française. Cette « sanctuarisation » du territoire national n’empêche cependant pas les dirigeants français successifs de la Ve République d’inclure de facto les partenaires européens dans leur périmètre de dissuasion nucléaire. Le premier ministre Pompidou affirme ainsi en 1966, devant les Parlementaires réunis à l’Assemblée nationale : « L’indépendance ne supprime pas la solidarité, elle la renforce, je dirai même qu’elle la crée. Il s’agit de rendre la France à elle-même. En le faisant, nous servons l’Europe et nous la préparons à reparaître et à jouer son rôle ». Dix ans plus tard, c’est un président connu pour son européisme, Valérie Giscard d’Estaing, qui entend étendre « la garantie nucléaire stratégique française à tout ou partie de l’Europe occidentale », prônant de facto une « sanctuarisation élargie ».
Depuis, une construction européenne approfondie, mais à reculons.
Cependant, la volonté répétée de la France d’européaniser sa force de frappe s’est souvent heurtée à la réalité d’une construction européenne partielle, plus économique que politique. En 1994, le Livre blanc affirme ainsi « qu’il n’y aura cependant de doctrine nucléaire européenne, de dissuasion européenne, que lorsqu’il y aura des intérêts vitaux européens, considérés comme tels par les Européens et compris comme tels par les autres ». L’approfondissement du projet européen depuis la fin de la Guerre froide, en particulier dans les domaines du politique et de la défense, ne semble pas avoir fondamentalement transformé les lignes du débat, comme en témoigne l’échec de la proposition du Président Macron, lors de son discours sur la dissuasion de 2019, d’inclure les autres pays européens aux exercices nucléaires français.
Au fond, si l’on ne peut que décourager la perspective d’une nucléarisation de l’Union et être ainsi soulagés face à ce manque d’initiative commune, il est néanmoins regrettable que cette voie soit empruntée par défaut plutôt qu’avec conviction. En effet, si d’une part des pays comme la France, la Roumanie ou encore la Pologne vantent activement les bienfaits de la dissuasion nucléaire, et que d’autre part des pays d’influence moyenne comme l’Autriche, l’Irlande ou encore la Suède s’y opposent avec détermination, d’autres poids lourds de l’Union, tels que l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne font preuve d’un laissez-faire inquiétant face au rôle futur du nucléaire militaire au sein d’une Europe qui se veut non seulement plus unie, mais aussi plus géopolitique.
Si elle veut se hisser à la hauteur de ses ambitions, l’Union Européenne doit s’accorder en interne sur le rôle de l’arme nucléaire en son sein, puis faire connaître sa position avec clarté et conviction dans les instances multilatérales. Pour ce faire, les pays de l’Union doivent se confronter avec pragmatisme aux réalités des menaces qui pèsent sur l’Europe au XXIe siècle et à la pertinence de la dissuasion nucléaire pour y répondre. C’est lorsque l’Europe ose bousculer ses certitudes, en confrontant au poids des dogmes la légèreté de la raison, que sûre de son message, elle sait convaincre de la pertinence de ses idées.
L’Union Européenne doit dénoncer les contradictions qui entourent la doctrine de la dissuasion tout en alertant sur l’inadaptabilité des armes nucléaires pour faire face aux menaces du XXIe siècle.
La dissuasion nucléaire, si l’on en croit ses partisans, contribue à la stabilité de l’ordre international, en rendant les conséquences potentielles d’une guerre entre puissances nucléaires tout simplement inacceptables, et ainsi le recours à la guerre elle-même caduc. Pourtant, dans le même temps, la France, la Grande-Bretagne ou encore les États-Unis justifient la modernisation de leur arsenal nucléaire par la nécessité de répondre à l’activisme militaire de la Russie et de la Chine, ou plus généralement de s’armer face aux transformations des enjeux sécuritaires globaux. En d’autres termes, ce constat revient à admettre que la dissuasion traditionnelle a échoué ou au minimum est profondément fragilisée et que la solution passe par plus, non pas moins, de nucléaire. Dès lors, s’interroge l’ancien diplomate français Marc Finaud dans un article paru pour IDN, « [c]omment ne pas voir cette contradiction entre le refus de la guerre et la préparation à l’offensive ? ».
Surtout, le choix du recours à l’arsenal nucléaire, s’il fragilise encore un peu plus l’objectif de désarmement hérité du Traité de non-prolifération (TNP) de 1968, est aussi fondamentalement inadapté aux réalités des menaces qui pèsent sur les acteurs concernés. Ainsi, dans sa Stratégie Globale de 2016, l’Union Européenne identifie cinq défis fondamentaux auxquels elle devra faire face au XXI siècle : le terrorisme, les menaces hybrides, la volatilité économique, le changement climatique et l’insécurité énergétique. La dissuasion nucléaire, qui peut avoir une certaine cohérence lorsqu’elle se pratique dans un cadre interétatique, est à contrario inutile, voire contre-productive, pour faire face à ces enjeux.
En dépeignant la réactualisation de leurs doctrines nucléaires comme une garantie face à des menaces nouvelles et donc comme une « nécessité », les pays possesseurs de l’arme nucléaire contribuent en réalité à la « normalisation » des armes nucléaire, à rebours des principes d’exceptionnalité au cœur des stratégies de dissuasion. Ce faisant, affirme Hannah Arendt dans un essai paru en 1969 (citée par A.I. Harrington), « le danger est que ces théories [de la dissuasion] ne soient pas seulement plausibles parce qu’elles prennent leur justification dans des tendances présentement discernables, mais qu’à cause de leur consistance propre, elles aient un effet hypnotique; qu’elles mettent en veille notre sens commun, qui n’est autre que notre organe mental pour percevoir, comprendre, et traiter la réalité et les faits qui nous entourent ». La finalité envisageable d’une telle stratégie, conclut Harrington, est « un monde dans lequel les humains cèdent la responsabilité qu’implique un tel pouvoir aux armes elles-mêmes ».
Les pistes d’une influence européenne retrouvée au XXIe siècle : la diversité comme atout.
L’Union Européenne, qui revendique son attachement à la science et à la raison, doit prendre ses responsabilités, en opposant au mythe de la dissuasion le danger réel et documenté d’une dérive nucléaire incontrôlée d’une part, et l’impuissance des armes nucléaires à faire face aux nouvelles menaces qui pèsent sur nos sociétés d’autre part. Pour ce faire, l’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) en janvier 2021 constitue une opportunité sans précédent de redéfinir le rapport de force hérité du TNP, en délégitimant les arguments de « sécurité » et de « protection » traditionnellement invoqués par les puissances nucléaires, au travers notamment d’un recentrage du débat sur les conséquences humanitaires inacceptables d’une utilisation des armes de destruction massive. Le débat sur les armes nucléaires semble en effet avoir changé de nature, puisque le TIAN reflète l’activisme grandissant des États eux-mêmes, et non plus seulement de la société civile, en faveur de l’abrogation du recours aux armes nucléaires, au nom de leur violation des principes du droit international humanitaire.
L’Union Européenne a toute sa place dans ce débat de nature sémantique mais à vocation pratique. S’il serait irréaliste de penser que les différences qui séparent certains pays de l’Union au sujet de la pertinence de la dissuasion nucléaire seront réconciliées dans un futur proche, c’est en même temps la diversité même des opinions des pays européens qui fait la force de l’Union. Ainsi, les Délégations de l’Union Européenne auprès des différentes instances multilatérales devraient utiliser la diversité des opinions qu’elles représentent comme un atout pour identifier des points d’entente et stimuler un dialogue trop souvent absent, entre les pays en faveur de la dissuasion et ceux qui s’y opposent. Ces efforts sont plus que jamais nécessaires alors que la dixième Conférence de Révision (RevCon) du TNP, initialement prévue en 2020 et reportée pour cause de pandémie, se tiendra le mois prochain.
La Délégation de l’Union Européenne auprès de la Conférence du désarmement des Nations Unies, où se tiendra la prochaine RevCon, devrait tout particulièrement travailler à convaincre les pays de l’Union de la complémentarité du TNP et du TIAN, afin de désamorcer les accusations d’antinomie entre les deux traités formulées de part et d’autre. Ainsi, comme le soulignent des chercheurs de l’Institute for Peace Research and Security Policy, le TNP et le TIAN sont complémentaires sous plusieurs aspects. Premièrement, ils en commun d’alerter sur les dangers d’un déclenchement accidentel ou précipité d’une attaque nucléaire et ainsi sur la nécessité d’approfondir la politique de réduction des risques. De même, la nécessité d’éduquer les populations sur les thématiques de désarmement et de non-prolifération est largement partagée par les pays membres du TNP et du TIAN. Une troisième voie de convergence est l’assistance aux victimes des armes nucléaires. Ensemble, ces trois thématiques (réduction des risques, éducation des populations, assistance aux victimes) constituent de potentiels points de convergence que la Délégation de l’Union Européenne ferait bien d’exploiter si elle souhaite contribuer au succès de cette dixième RevCon. Plus largement, une position commune des pays de l’Union Européenne sur la complémentarité du TNP et du TIAN permettrait de lutter contre une « normalisation » des armes nucléaires, et ainsi de contribuer à l’objectif de désarmement progressif et multilatéral auquel la France mais aussi la Grande-Bretagne font si souvent allégeance, tout en le contournant dans la pratique.
Consciente des évolutions du contexte international et de la transformation des menaces qui pèsent sur elle, l’Union Européenne est à la recherche de son autonomie stratégique. C’est dans ce sens qu’elle a fait l’effort de conceptualiser sa vision du monde au travers de sa Stratégie Globale de 2016 ou qu’elle a plus récemment affirmé ses ambitions géopolitiques sous la Présidence Von der Leyen. Pourtant, malgré toutes l’attention accordée par les dirigeants politiques du Vieux Continent à la construction d’une défense proprement européenne, la question de la place des armes nucléaires dans celle-ci est restée étrangement absente du débat stratégique. L’Union Européenne peut-elle rester neutre, voire passive, face à un réarmement nucléaire sans précédent, qui non seulement fragilise l’équilibre du monde, mais se fait sans débat démocratique ? La diversité qui constitue l’identité de l’Union peut lui permettre de rétablir un dialogue fructueux entre les partisans de la dissuasion et ceux qui s’y opposent, en s’écartant de la radicalité des uns et des autres pour identifier des points d’entente et contribuer de façon active à l’objectif de désarmement multilatéral et progressif qui semblait oublié.