La France ne doit pas rester prisonnière
de la pensée d’un monde ancien
par Paul Quilès (Président d’ALB), Bernard Norlain (vice-Président),
Jean-Marie Collin (vice-Président), Michel Drain (membre du bureau)
Tribune publiée sur le site de Marianne
Voici soixante-dix ans, deux bombes atomiques détruisaient les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. Près d’un demi-million de personnes vivaient dans ces villes ; il a suffi de deux engins, d’une puissance considérée aujourd’hui comme faible (15 et 21 kt), pour en tuer immédiatement 200 000. Des dizaines de milliers d’autres devaient périr au cours des années suivantes des conséquences de leurs brûlures ou sous l’effet des radiations.
Dans un premier temps, ces bombardements ont suscité peu d’émotion. C’était une nouvelle horreur, qui s’ajoutait aux innombrables horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup d’observateurs n’y ont vu qu’une « prouesse scientifique et technique ».
Albert Camus était bien seul lorsqu’il lançait, le 8 août 1945, dans un éditorial du journal Combat, son cri d’alarme :
« La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner. »
Dans ce texte, écrit le lendemain de la destruction d’Hiroshima et la veille de celle de Nagasaki, Camus essayait quand même de se consoler en se demandant si ce bombardement ne pourrait pas pousser les Japonais à capituler. On sait aujourd’hui que la capitulation du Japon eut d’autres raisons, notamment l’entrée en guerre de l’Union soviétique, dont l’armée venait d’envahir la Mandchourie et l’île de Sakhaline.(Lire à ce sujet la passionnante analyse de Ward Wilson )
Dans la période qui a suivi les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, les responsables politiques américains et, en premier lieu, le président Truman ont tenté d’éviter la course à l’arme nucléaire. Cela aurait pu être le cas si l’URSS n’avait pas opposé son véto au « plan Baruch » (décembre 1946), qui prévoyait d’éliminer l’armement nucléaire, sous contrôle international. On connaît malheureusement la suite : une folle et dangereuse escalade, qui a conduit le monde à accumuler entre 1945 et le début des années 1990 un immense arsenal de 70 000 ogives.
70 ans plus tard, les fausses vérités ont toujours cours. C’est ainsi que l’arme nucléaire est encore présentée comme notre « assurance vie » ou comme « la garantie de notre sécurité et de notre indépendance ». On sait qu’il n’en est rien. Il suffit d’observer l’état du monde, des menaces et des relations internationales pour s’en convaincre. En quoi est-elle utile au Mali, en Syrie, en Ukraine, face au terrorisme djihadiste ?
Malgré la très forte réduction des potentiels nucléaires américain, russe, britannique et français depuis le début des années 90, l’arme nucléaire continue à faire peser de sérieux risques et de réels dangers sur la sécurité du monde, où les zones d’instabilité ne cessent de s’étendre. Il y a d’abord le risque de tir par accident alors que des dizaines de systèmes nucléaires restent sous alerte permanente. Il y a aussi le risque de méprise sur les intentions d’un éventuel adversaire alors que le déclenchement d’un tir balistique ne laisserait que quelques minutes pour décider d’une riposte aux dirigeants d’une puissance qui détecterait un signal de lancement. Enfin il y a le risque du tir nucléaire « tactique » qui suivrait une confrontation conventionnelle majeure. Ce risque n’a pas disparu ; il s’est au contraire étendu et peut être identifié aujourd’hui sur plusieurs théâtres (Cachemire, Corée et à présent, selon l’OTAN, pays baltes, Pologne ou Ukraine). Il est d’ores et déjà prévu d’entrainer la future force de réaction ultra-rapide de l’OTAN à fonctionner en ambiance nucléaire. Or un seul tir considéré comme « tactique » pourrait égaler en puissance plusieurs Hiroshima. Comment pourrait-il ne pas être suivi d’autres tirs en riposte ?
Les théoriciens de la dissuasion affirment que la détention de l’arme nucléaire n’est qu’une menace, mais, dans le même mouvement, ils insistent sur la nécessité de maintenir la crédibilité de cette menace, c’est-à-dire pour que toutes les conditions d’un emploi immédiat de l’arme soient en permanence réunies. Hiroshima et Nagasaki nous rappellent que, dès qu’une arme existe, elle peut être employée lorsque ses détenteurs considèrent qu’elle peut servir une stratégie de puissance. Ce fut pleinement le cas pour la bombe de Nagasaki, qui visait à montrer la puissance américaine au futur adversaire soviétique.
Le récent accord avec l’Iran laisse espérer que la prolifération nucléaire pourra être endiguée, mais il faut se rendre à la réalité et constater que les 16 000 ogives nucléaires possédées par 9 pays (les 5 « autorisés » par le TNP- Etats-Unis, Russie, Chine, France, Grande Bretagne- plus Israël, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord) constituent un arsenal toujours aussi dangereux pour la sécurité mondiale.
Plus que jamais aujourd’hui, la conclusion de l’éditorial d’Albert Camus devrait s’imposer : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »
Aujourd’hui, le nombre des pays qui militent pour affranchir le monde des risques mortels de l’arme nucléaire atteint 159. Ils viennent de souscrire à l’ONU à une déclaration sur « les conséquences humanitaires catastrophiques des armes nucléaires ».
La France s’honorerait de prendre des initiatives ambitieuses, au lieu de camper sur des positions d’une autre époque et de se contenter d’utiles, mais timides propositions, notamment pour l’interdiction de la production de matières fissiles militaires. Elle pourrait par exemple appeler les puissances nucléaires à une conférence internationale, qui entamerait la marche vers un monde sans armes nucléaires. Elle pourrait faire de l’entrée en vigueur du traité d’interdiction des essais nucléaires une priorité de sa diplomatie, notamment lors de ses rencontres avec ses partenaires chinois et américains.
Elle pourrait annoncer le gel de la modernisation de ses programmes nucléaires. (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, missiles balistiques et aéroportés) Elle pourrait demander d’inscrire le désarmement nucléaire parmi les objectifs prioritaires de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne. Elle pourrait enfin plaider, au sein de l’Otan, pour la suspension de la modernisation des armes nucléaires tactiques américaines et pour l’ouverture de négociations concernant le retrait, la réduction et à terme l’élimination de ces armes en Europe.
Ces initiatives auraient une valeur symbolique forte. Elles devraient être suivies d’un vrai débat parlementaire, associant la société civile, les scientifiques, les experts officiels et les militaires sur la possession de cet arsenal.
Cette démarche, 70 ans après les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, serait certainement saluée et soutenue par une écrasante majorité des Etats des cinq continents. La France ne peut plus rester prisonnière de la pensée d’un monde ancien et vivre sur des mythes. Elle doit redevenir audacieuse et ceux qui se réclament de Jean Jaurès pourraient ainsi redonner tout leur sens aux valeurs issues de son héritage.