La France est le pays où on ne parle pas de l’arme nucléaire. On débat de tous les aspects de la sécurité des citoyens, la sécurité de l’emploi, la sécurité sociale, la sécurité policière, la sécurité face au terrorisme. Mais pas de la sécurité du pays qui, nous dit-on, serait assurée par la dissuasion nucléaire.
Depuis l’été, les tensions coréennes et le prix Nobel de la Paix ont amené certains quotidiens nationaux, pour la première fois en 50 ans, à publier un ou deux articles où commence à apparaître une interrogation sur la pertinence de l’arme nucléaire. Mais c’est aussitôt pour présenter les arguments de ceux qui s’opposent à l’arme nucléaire de manière caricaturale ou erronée.
C’est pourquoi Initiatives pour le Désarmement Nucléaire va diffuser une série de vidéos pour expliquer que cette arme ne permet ni de prévenir ni de résoudre les conflits du monde actuel. Mais au contraire, sa détention par quelques Etats incite d’autres pays à s’en doter, accroissant ainsi les tensions internationales. Enfin, ces armes sont dangereuses même lorsqu’elles ne sont pas utilisées, comme l’ont montré les accidents qui se sont multipliés.
Une réponse
Je vous soumets ici un projet d’article. Merci pour votre attention.
Du traumatisme atomique à la fin de la « dissuasion nucléaire » : un projet pour l’humanité
L’affirmation d’une prétendue sécurité assurée à certaines nations par le brandissement perpétuel de la menace atomique est-elle encore acceptable, politiquement, humainement, scientifiquement, ou bien n’est-elle pas au contraire le dangereux produit d’une dérive de la raison, ayant en particulier pour origine le traumatisme historique qui suivit le bombardement atomique des populations de Hiroshima et de Nagasaki ? Comme le montrait Gunter Anders en 2002 avec ses réflexions sur la menace nucléaire, « le danger d’une catastrophe totale persiste » mais « nous nous sommes habitués à vivre avec ». Jean-Jacques Delfour, en 2014, avec son étude La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, reprenait ce constat. Il notait que la persistance de la menace nucléaire est encore « justifiée » d’une part du fait de l’intérêt d’un petit nombre d’acteurs politiques, institutionnels et industriels dans la diffusion des technologies nucléaires. Elle est prétendument « justifiée », d’autre part, par une sorte de jouissance technologique et d’un sentiment de puissance – en réalité un simulacre de puissance selon le sociologue Edgar Morin -, sentiment partagé qui pousse même ceux qui n’en tirent aucun avantage à idolâtrer ces machines immensément meurtrières. Dans les deux cas, constate encore Jean-Jacques Delfour, les motivations profondes n’ont aucun rapport avec les justifications sécuritaires et stratégiques invoquées par les acteurs car elles sont conçues de manière imperméable à leur conscience. La psychopraticienne Madeleine Caspani-Mosca démontre, en prenant appui sur les résultats des neurosciences, comment « la bombe s’infiltre dans les interstices de notre psychisme avec la promesse d’une sécurité et d’une d’une protection auxquelles nous aspirons tous, individuellement et collectivement. Mais se sentir en sécurité diffère d’être en sécurité ».
Les neurosciences ont également permis de montrer comment les effets des puissants traumatismes peuvent se propager dans les groupes de générations en générations, comme nous l’explique la neurogénéticienne Isabelle Mansuy, et comment cette transmission peut générer des comportements anti-sociaux ou des perceptions erronées de la réalité. Avec le traumatisme provoqué en 1945 par le massacre, prolongé dans la durée par les effets de la radioactivité, des populations japonaises, le refoulement et le déni se sont installés dans l’esprit des dirigeants mais aussi des populations des nations impliquées par ce crime monstrueux. Ce déni s’est exprimé tout d’abord par la manipulation inconsciente de l’histoire, la capitulation du Japon ayant été faussement imputée à ces bombardements comme l’ont bien montré les analystes comme Ward Hayes Wilson en 2013, à la suite de l’historien Gal Alperowitz. Il fut prolongé par le déni tout aussi inconscient de la réalité des risques atomiques, avec l’invention du dogme « sécuritaire » de la dite « stratégie de dissuasion » argumentée avec force contradictions et sophismes. Les nations qui ne furent pas victimes de ce traumatisme alertèrent la collectivité humaine dès 1946 avec la première résolution des Nations Unies. Faute que soit alors comprise l’origine psychotique de la menace atomique, elles ne furent pas entendues par les puissances qui s’étaient d’emblée installées comme les maîtres du « Conseil de sécurité » des Nations-Unies, puis comme les « Maîtres de la Bombe » en la déclarant, mais pour eux seuls, « légitime », ancrant ainsi profondément le refoulement et le déni dans l’inconscient collectif et favorisant chez d’autres dirigeants la tentation psychotique de la puissance atomique.
Cette situation, maintenant identifiée, n’est plus acceptable. Cependant, annoncer ou répéter aux dirigeants politiques, institutionnels et industriels des pays dotés de bombes atomiques et à une grande partie de leurs populations, avec des arguments rationnels, qu’ils sont victimes de psychose dès lors qu’il sont confrontés au trauma atomique ne suffira pas : on ne guérit pas ainsi les victimes des traumatismes trans-générationnels. Les psychopraticiens l’ont montré, c’est au travers d’un projet innovant, constructif, qui ramène le trauma au niveau conscient par une démarche positive, que les victimes de ce trauma, accompagnées par ceux qui sont soumis aux risques de leurs comportements psychotiques, peuvent retrouver une perception assainie de la réalité. Les Nations Unies, avec 122 nations, en ont maintenant fixé le cadre avec le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires présenté en 2017 mais le projet de transition reste encore à construire. Tous les citoyens lucides, qu’ils soient membres ou non des pays dotés de bombes atomiques ou soumis aux nucléaristes, doivent donc y contribuer, au minimum en portant au pouvoir des dirigeants eux-mêmes lucides et en transmettant avec force le message de la raison. Ce message a été parfaitement conçu par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation la science et la culture (UNESCO) avec son appel de 2009, La sécurité humaine. Approches et défis, qui peut servir de fondement au projet de transition vers un monde débarrassé de la menace atomique.
Ce travail remarquable de l’UNESCO nous invite à substituer à la notion de sécurité nationale, qui désigne par principe « l’Autre » comme une menace, la notion de la sécurité humaine qui permettra de faire face collectivement aux dangers communs à l’humanité, dont l’un des pires est la menace de la catastrophe nucléaire. L’UNESCO note cependant que la concrétisation de la menace nucléaire n’est pas perçue comme particulièrement probable par le public et l’explique par la mise sous le boisseau de cette question par les autorités politiques et, conséquemment, par les médias. L’UNESCO relève que les différences de richesse, de niveau de développement, de puissance, d’influence politique et de conditions géographiques déterminent l’idée que les sociétés se font des dangers pour la survie et le bien-être de la personne, mais que six types de menaces affectent tous les groupes de pays de la même façon : les menaces d’ordre économique et social (pauvreté, maladies infectieuses et dégradation de l’environnement) ; les conflits interétatiques ; les conflits internes (guerre civile, génocide) ; les armes nucléaires, radiologiques, chimiques et biologiques ; le terrorisme ; la criminalité transnationale organisée. Il semble donc essentiel de rappeler, en faisant fi des obstructions qu’imposent souvent les autorités des pays nucléarisés, que la menace nucléaire peut aussi affecter en très peu de temps et de façon irréversible l’humanité dans son ensemble, qu’elle a participé d’ores et déjà lourdement et qu’elle participe encore à la dégradation durable et souvent irréversible de l’environnement et, qu’en qualité d’arme de destruction massive, elle est contraire à tous les principes humanitaires et à tous les droits des conflits, droits que la France s’est engagée à respecter.
Le projet de transition à concevoir devra donc, selon les axes de progrès établis par l’UNESCO, s’attaquer à la dégradation de l’environnement, concevoir les actions de prévention des catastrophes et d’anticipation de la rareté des ressources, concevoir des règles d’éthique des sciences et des technologies cohérentes avec la sécurité humaine et resserrer les liens entre politique et recherche. Ce projet considérera la menace nucléaire, huitième domaine d’activité du projet de l’UNESCO qui doit consister a « favoriser la paix et la sécurité internationales, parce que les progrès de la sécurité humaine et du désarmement ces dernières années, y compris les traités relatifs aux armements nucléaires et le traité d’interdiction des mines terrestres, devraient nous encourager à redoubler d’efforts en vue de la négociation de règlements pacifiques, l’élimination de la production et du trafic d’armes et d’armements, les solutions humanitaires aux situations de conflit et les initiatives post-conflit ». Les rédacteurs de l’UNESCO, sans doute par prudence politique, mentionnèrent dans leur rapport la menace nucléaire dans le seul cas de l’Asie de l’Est, déni peu ou prou inconscient du fait que cette menace est, par construction, partie intégrante des stratégies dites « de dissuasion » de tous les pays nucléarisés. C’est bien ce type de contradiction que le projet de transition devra relever et éviter.
Les industries actuellement engagées dans le nucléaire militaire sont nombreuses et influentes, elles devront bien sûr être immédiatement associées à ce projet en se plaçant comme des acteurs majeurs, dans l’intérêt de tous, car la transition devra être économique et sociale compte tenu de la puissance des machineries impliquées dans le système nucléaire militaire actuel. Ces industries et leurs responsables sont en effet les mieux à même, bien avant nombre de dirigeants politiques nucléaristes, de comprendre leurs intérêts à long terme dans la conduite d’une transition, non pas imposée par les circonstances, mais pilotée avec intelligence en coopération avec les nations et les populations qui sollicitent cette marche vers le progrès. En effet, un événement majeur peut toujours conduire à une obligation de transition brutale qui serait lourde de conséquences pour tous. Alors et contrairement à ce que nous constatons encore aujourd’hui, les responsables politiques nucléaristes suivront ce qu’exigent les peuples car ils finiront aussi par comprendre que c’est à la fois leur intérêt et leur rôle. Les abandons inconséquents, chez les uns, de leurs engagements sur la réduction des pollutions et, chez d’autres comme maintenant en France, de leurs prétendues exigences en matière de transition énergétique ou de leurs engagements au désarmement nucléaire, en dépit des discours lénifiants, démontrent l’urgence de l’action thérapeutique à engager à leur égard grâce ce projet pour l’humanité. Ce projet à l’élaboration duquel les ONG peuvent contribuer sera bien sûr à conduire sous l’égide des Nations-Unies, avec l’UNESCO et toutes les nations. 122 d’entre elles sont dèjà prêtes à engager cette démarche, tout comme nombre d’élus y compris dans les pays nucléarisés.
Gardons donc l’espoir de voir nos congénères trouver d’autres moyens plus subtils pour réguler l’évolution de l’espèce humaine que la menace du bombardement atomique. La science, l’éthique, le droit et la raison nous y invitent maintenant et nous devons agir sans délai. En 1966 Michel Foucault nous disait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » L’espoir réside dans ce « peut-être ».
Francis Lenne