Mon général, comment réagissez-vous à l’affirmation récurrente selon laquelle les armes nucléaires et la dissuasion nucléaire assurent la paix et la sécurité ?
Les risques que le nucléaire militaire mondial fait peser à chaque instant sur le monde et sur les futures générations sont incommensurables. Dans le même temps, cette stratégie démontre encore qu’elle est à la source d’une insécurité stratégique majeure, par la provocation des États soumis, ou par l’emploi de cette menace, non plus pour assurer une défense, mais pour soutenir une agression dans l’impunité militaire !
Vous demandez donc aux représentants de la société civile de traduire en justice les dirigeants des puissances nucléaires en raison de la menace de destruction qu’ils font peser sur le monde ?
Je suis parfaitement conscient de la forme peu diplomatique, voire d’apparence irréaliste, d’une demande vers les ONG en vue de poursuivre les dirigeants nucléaires et les hauts responsables publics et privés en charge du nucléaire militaire. Mais je suis persuadé que si cette possibilité, et même cette nécessité, n’est pas – au minimum – débattue par ceux qui entendent faire respecter par tous et conjointement leurs engagements et le droit international, c’est la catastrophe nucléaire qui restera notre futur le plus probable. Sans cela, rien ne changera aussi longtemps que ces armes seront brandies.
À quoi attribuez-vous l’apathie générale envers la dissuasion nucléaire, du moins dans les pays qui la pratiquent ou sont censés en bénéficier ?
Le déni du risque et le sentiment de puissance sont les instruments de ce puissant blocage, car « l’utilisation des armes nucléaires et le concept même de disparition de l’humanité va au-delà de ce qui est pensable » nous disent les psychothérapeutes tels que le Dr Madeleine Caspani-Mosca… sauf à lutter contre nos propres résistances naturelles. La croyance au non-emploi de l’arme nucléaire, à l’invulnérabilité d’une prétendue « dissuasion », est bien plus qu’une doctrine. C’est un dogme, une croyance quasi mystique qui, lorsque ses lourdes failles sont démontrées, provoque des réactions irrationnelles.
Comment les ONG de la société civile peuvent-elles changer cet état de l’opinion ?
Je ne suis pas sûr que les ONG, avec la société civile, en particulier dans les États nucléaires, aient pris toute la mesure de l’importance de cette action en droit contre ceux qui menacent à chaque instant la civilisation. En tout cas, les exhortations, fussent-elles celles du Secrétaire général des Nations Unies, ne suffiront jamais. Les propagandes nucléaristes persisteront aussi longtemps qu’un choc psychologique venant de la société civile, agissant conjointement depuis plusieurs États, ne sera pas organisé.
Qui voyez-vous mener une telle initiative ?
Les populations des États ayant souscrit au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), mais pas seulement, sont des candidats possibles à ce titre. Faut-il le rappeler, ce traité, comme tous ceux adoptés depuis la fin de la guerre froide pour protéger les civils des conséquences humanitaires de l’emploi de certaines armes (mines antipersonnel, armes à sous-munitions) ou de leurs transferts (Traité sur le commerce des armes) l’ont été à l’initiative de coalitions d’ONG qui ont convaincu des États.
Que se passerait-il si cette initiative échouait ?
Dans ce cas, nous devrions attendre le Nuremberg post-nucléaire pour réagir, mais bien sûr seulement si, après cet événement impensable, un minimum de civilisation subsistait. Souvenons-nous de ce que disait Einstein : « La troisième guerre mondiale sera dévastatrice. Pour la quatrième, ils utiliseront des pierres et des bâtons ! » Certains médias, pourtant, s’interrogent : « Allons-nous vers la guerre mondiale atomique ? » (LCI le 23 mai 2024) ou affirment : « Oui, la guerre nucléaire reste possible » (Reporterre, 20 avril 2024).
Les responsables des États qui disposent d’armes nucléaires sur leur territoire n’abandonneront jamais leurs armes nucléaires sans y être contraints par une puissante mobilisation. C’est maintenant aux citoyens, avec les ONG, de se mobiliser avec courage et de saisir une justice qui n’a pas encore compris qu’elle a, en la matière, un pouvoir et un rôle majeur à jouer. Ou bien de continuer à attendre passivement que se produise le pire. Notre survie en dépend.
Propos recueillis par Marc Finaud, Vice-président d’IDN
Francis Lenne est ingénieur de formation, officier général de l’armée de l’air retraité (général de brigade aérienne) ; il fut directeur de l’enseignement à l’École de guerre. Il contribua à un programme de défense, réalisé en collaboration avec les États-Unis, qui resta pendant 15 ans un maillon de la chaîne de la dissuasion nucléaire française. Il est membre du Comité de parrainage d’IDN.