Article du Monde paru le 8 septembre 2016
Cette offensive-là pourrait s’appeler « Opération deux pour cent ». Pour 2 % du PIB consacré aux dépenses militaires de la France. Préparée depuis des mois, la voici lancée. Mardi 6 septembre, généraux et responsables politiques ont clos, à Paris, l’Université d’été de la défense, traditionnel rendez-vous du secteur, en appelant à une augmentation rapide et forte du budget des armées.
Pour le général Pierre de Villiers, le chef d’état-major, il faudrait que le budget français passe des 32,7 milliards prévus en 2017 à 41 milliards d’euros dès 2020, ou de 40 à 44 milliards avec les pensions. Soit de 1,78 % du PIB, pensions comprises, à 2 % (la base de calcul est le PIB 2015). « Je vous vends un modèle d’armée à 2 % qui est bon et qui assurera la protection des Français. C’est le prix de la paix, l’effort de guerre. Moi, je ne discute pas du prix de la guerre ! »
Le premier ministre, Manuel Valls, venu pour la première fois participer au rendez-vous, approuve : « Nous n’avons pas le choix quant à l’effort de sécurité et de défense – c’est le même. (…) Il nous faut investir, beaucoup. (…) L’objectif des 2 % est atteignable. Il faut ce niveau. Ce sera peut-être moins, peut-être plus. » M. Valls a été jugé « excellent » dans les couloirs, après avoir longuement évoqué les enjeux sécuritaires du moment. Ses deux priorités d’ici la fin de mandature ? Un : « la protection des Français ». Deux : « leur rassemblement » face à « la menace populiste ». Le ton adopté, un mélange de conviction froide et de parenthèses intimistes, a fait mouche dans l’amphi Foch de l’Ecole militaire – « on ne sort pas indemne de Matignon. Les événements m’ont profondément changé », a-t-il lâché.
« Fenêtre d’opportunité »
Avant l’élection présidentielle, le ministre Jean-Yves Le Drian assure disposer d’une « fenêtre d’opportunité » pour mobiliser ses homologues européens sur la défense. M. Valls insiste sur l’option la plus réaliste : « Beaucoup repose d’abord sur nous-même, il faut continuer à engager des moyens, dans dix ans le niveau d’engagement financier et humain pour le ministère de l’intérieur et celui de la défense ira croissant. »
A l’avant-veille de l’offensive, bien préparée elle aussi, prévue à Mossoul, en Irak, contre l’organisation Etat islamique – la France vient de déployer des canons Caesar et s’apprête à faire appareiller son porte-avions –, M. Le Drian a plaidé pour que les 2 % garantissent « l’agilité stratégique » de la France.
Les parlementaires, eux, approuvent. « Vous pouvez compter sur le Sénat ! 2 % c’est le plancher de notre souveraineté », a lancé Jean-Pierre Raffarin, président (Les Républicains, LR) de la commission des forces armées du Sénat. « Nous n’avons plus à convaincre de la nécessité d’augmenter l’effort de défense. C’est une hypothèse raisonnable compte tenu des prévisions de croissance et d’inflation », ajoute Patricia Adam, son homologue socialiste de l’Assemblée nationale.
Moderniser la dissuasion nucléaire
La France avait souscrit à cet objectif des 2 %, fixé par les alliés de l’OTAN, en 2014. Trois raisons sont aujourd’hui invoquées à l’unisson : il faut moderniser la dissuasion, combler le manque d’équipements, ajuster les contrats fixés aux armées aux opérations militaires effectivement menées, de l’Irak au territoire national.
En réalité, une exigence éminente prime : le coût de la dissuasion nucléaire va doubler. Après l’adaptation des plates-formes – sous-marins lanceurs d’engins de nouvelle génération et Rafale –, un nouveau cycle de modernisation s’ouvre dès 2020. « A l’horizon 2030, un effort absolument colossal au milieu de la décennie, de l’ordre de 6 milliards d’euros par an », a déclaré le délégué général pour l’armement, Laurent Collet-Billon. Si le budget demeure identique, la dissuasion pèsera trop, un cinquième du total, et les effets d’éviction sur les forces conventionnelles seront massifs. En 2015, le sénateur (LR) Jacques Gautier, un pilier de la commission des forces armées, avait créé le trouble en révélant cette somme. A l’époque, nul n’avait souhaité confirmer l’information. Elle est désormais sur la table, dans la stratégie de sauvegarde du consensus national qui s’amorce.
Les équipements, ensuite, ont besoin de 2 milliards, selon les calculs avancés. Les programmes d’armement ont été sauvés par François Hollande, mais au prix d’un étalement des livraisons dans le temps et d’une réduction des acquisitions prévues au départ. D’où des pénuries sévères dans les forces : hélicoptères, avions de transport stratégique, moyens de surveillance et de reconnaissance. Des « trous capacitaires », dans le jargon. Ce qui, admet le général de Villiers « empêche de conduire des opérations. On a la cible et on ne peut pas y aller ! ». Le général précise au Monde : « Cela ne m’intéresse pas d’être le chef d’état-major des armées pour gérer la misère. Après 2020, il sera trop tard, on aura perdu la guerre. »
« Sursollicitation des armées »
Les opérations intérieures et extérieures enfin vont au-delà du contrat passé par l’exécutif, avec 30 000 militaires au total. Le dernier rapport interpartisan du Sénat sur les « opex » a détaillé les données du problème : mauvaise disponibilité des matériels, niveau d’entraînement « préoccupant », « sursollicitation des armées » dangereuse. Il faut trouver 1 milliard d’euros pour payer les recrutements déjà promis (28 500 postes), sans parler du surcoût des opérations extérieures, qui atteindra 1,2 milliard fin 2016. Ceux qui, à droite ou parmi la hiérarchie militaire, veulent par ailleurs réduire la présence des militaires dans les villes françaises en sont pour leurs frais. M. Valls a précisé : « On ne peut pas dire que la menace est sans précédent, qu’il existe un continuum entre sécurité extérieure et intérieure, et ne pas impliquer pleinement nos armées y compris sur le territoire. »
L’issue de la bataille demeure bien incertaine. Avec des « finances publiques exsangues, cela nécessitera des choix extrêmement ambitieux », a résumé M. Raffarin. A plusieurs reprises, a-t-il rappelé malicieusement, les décisions présidentielles prises en conseil de défense n’ont pas été appliquées par Bercy. Pour l’ancien premier ministre, qui soutient la candidature d’Alain Juppé dans la primaire de LR, la bataille des 2 % a un double intérêt. D’abord, sortir par le haut des rengaines sécuritaires portées par les durs du parti – « Etat de droit, respect des institutions ! Plus que la politique, ce que nous aimons, c’est la France ! » a-t-il taclé. Ensuite, préparer le deuxième tour attendu face au Front national. La défense pourra être un sujet de regroupement de la gauche et de la droite.
Nathalie Guibert