Tribune de Paul Quilès, président d’IDN, et de Bernard Norlain, vice-président d’IDN, parue dans « La Croix » le 12 février 2020 :
Le Président de la République vient de sacrifier à un rituel maintenant bien établi, celui d’un « grand » discours sur la dissuasion nucléaire de la France et sur la définition d’une politique de défense nationale qui se voudrait, à juste titre, plus européenne.
Cet exercice est toujours attendu avec impatience par la sphère nucléariste, parce qu’il vise à renouveler l’ancrage de la politique de défense dans le nucléaire militaire. Ce discours ne les décevra pas. Habillé de couleurs chatoyantes et bardé de brillantes idées, il n’est hélas que la version clinquante d’un vieux discours indéfiniment ressassé. Il est vrai qu’il est toujours difficile de faire du neuf avec du vieux.
Brillant, ce discours l’est effectivement.
Comment ne pas applaudir à un plaidoyer courageux pour le multilatéralisme, alors que celui-ci est partout malmené et plus encore dénoncé ?
Comment ne pas approuver cet appel au désarmement et à la paix, cette volonté d’améliorer les conditions de la sécurité internationale ?
Comment ne pas souscrire à cette proposition d’un dialogue stratégique avec les partenaires européens de la France ?
Mais ce décor flamboyant est semblable aux décors dressés par le Prince Potemkine* pour la Grande Catherine : il ne fait que masquer l’usure des idées et le refus du changement.
L’appel au multilatéralisme, déjà magnifiquement invoqué dans un discours à l’ONU, s’accompagne « en même temps » d’un rejet méprisant du souhait exprimé par 122 pays de ne plus être exposés à la menace nucléaire, même indirecte et qui ont voté pour cela un Traité d’interdiction des armes nucléaires. Ce traité, en cours de ratification, est pourtant le seul instrument adopté en ce sens par la majorité de la communauté internationale.
L’appel au désarmement et à la refondation de l’ordre mondial au service de la paix est-il compatible avec le refus de nous engager réellement dans la voie du désarmement nucléaire et de respecter ainsi notre promesse de l’article VI du Traité de non-prolifération (TNP), alors que la France, à l’image des autres Etats nucléaires, se lance dans une nouvelle course aux armements nucléaires ? En témoigne l’augmentation de 60% des crédits destinés à la modernisation des forces nucléaires, qui passent à 37 milliards d’euros, le développement de nouveaux armements à vocation offensive et l’évolution (sans vouloir l’avouer) vers un concept d’emploi, ce qui signifie l’abaissement du seuil d’utilisation de l’arme nucléaire.
De plus, il est difficile de soutenir que la France est un acteur du désarmement, alors qu’elle soutient le retrait des Etats-Unis du traité sur Forces Nucléaires Intermédiaires.
L’appel à la construction d’une liberté d’action européenne et à susciter une ambition concrète pour la politique de sécurité et de défense de l’Europe devrait être effectivement notre priorité, mais la bonne réponse n’est pas d’étendre notre « parapluie nucléaire » sur l’Europe dans le cadre d’une dissuasion concertée ou élargie. En dehors du fait que cette proposition n’est pas nouvelle, la Bombe serait un cadeau empoisonné pour une Europe déjà très divisée sur ce thème, avec des Etats signataires du Traité d’interdiction et des opinions publiques très hostiles à l’arme nucléaire.
En revanche, cette proposition est une bouée inespérée pour les partisans de la Bombe en France, angoissés de voir sa position de seul Etat doté d’armes nucléaires en Europe occidentale. Une réponse plus appropriée à la question de la construction d’une Défense européenne ne serait-elle pas plutôt d’européaniser l’OTAN et d’instaurer un véritable dialogue stratégique ?
Enfin, dernière touche au ravalement d’une façade aux fondations d’argile, un plaidoyer pour la dissuasion nucléaire et ses prétendues vertus stabilisatrices. La paix par la Bombe, bel héritage pour les jeunes générations ! C’est oublier que la dissuasion n’est qu’un pari, un pari sur la rationalité d’un adversaire hypothétique. Transformer un pari en certitude, en une garantie absolue de sécurité, est en fait un aveu de faiblesse. La faiblesse de ne pas voir la réalité tragique du monde. Ne pas voir que dans le monde actuel, multipolaire, complexe, instable, il n’y a pas de garantie absolue de sécurité. C’est oublier aussi que ce sont les passions humaines qui guident les actions humaines, particulièrement dans les conflits…. et non une prétendue rationalité.
En conclusion, « il faut que tout change pour que rien ne change »**. Telle est la leçon d’un discours en trompe-l’œil, probablement inspiré par les thuriféraires de la Bombe. Le monde a beau changer de plus en plus rapidement, la France immuable, drapée dans un héritage gaullien usurpé, s’accroche à sa ligne Maginot nucléaire.
Bernard Norlain, vice-président d’IDN
* Potemkine (rappel) : militaire et homme de gouvernement russe du 18ème siècle, amant et favori de Catherine II. Son nom est surtout resté célèbre pour la mise en scène de façades prospères sur de misérables villages, dénommés par dérision « villages Potemkine ».
** Pour reprendre la fameuse réplique du « Guépard », le film de Visconti.