Les sanctions américaines contre l’Iran se fondent sur une conception abusive du droit américain et du droit international concernant « l’extraterritorialité ». La France et l’Union Européenne peuvent se doter d’instruments juridiques comparables à ceux des États-Unis pour faire cesser les conséquences préjudiciables de l’extraterritorialité. Un nouveau rapport de force doit s’instaurer.
Article de Solène Vizier, étudiante en Master 2 Relations internationales, sécurité et défense.
Le rapport d’information parlementaire de la mission menée par Karine Berger et Pierre Lellouche en 2016 sur « l’extraterritorialité de la législation américaine » permet de mieux comprendre un aspect des actions judiciaires et administratives américaines trop souvent ignoré. Pourtant, les Etats-Unis appliquent régulièrement des lois pour punir la violation des embargos financiers internationaux ou la corruption internationale. La lutte contre la corruption est par exemple la seconde priorité du FBI après le contre-terrorisme. Le droit est mis au service des objectifs de la politique étrangère et des intérêts économiques des Etats-Unis.
Le rapport pose la question de la légalité pour un pays d’imposer ses lois hors de son territoire. Trois domaines apparaissent comme particulièrement problématiques du point de vue du droit international : les régimes américains de sanctions internationales, la législation américaine réprimant la corruption d’agents publics à l’étranger et l’application de la fiscalité personnelle américaine aux citoyens américains non-résidents.
Pourtant, les Etats-Unis considèrent que les lois américaines ne peuvent être que rarement qualifiées d’extraterritoriales. Ils se fondent sur une triple compétence du droit américain, c’est-à-dire l’aptitude d’une autorité de l’Etat ou d’une juridiction à accomplir un acte ou juger une affaire. La compétence territoriale permet de sanctionner des faits survenus à l’étranger s’ils ont un effet sur le sol américain. La compétence personnelle concerne les entreprises ou les personnes de nationalité américaine, et la compétence réelle peut condamner toute atteinte à la sécurité nationale.
Dans la pratique, les autorités américaines n’explicitent que très rarement la compétence qu’elles revendiquent. On peut cependant distinguer plusieurs textes régulièrement utilisés pour fonder la compétence : les lois qui s’appliquent à toutes les sociétés – américaines ou non – présentes sur les marchés financiers réglementés américains (la lutte contre la corruption internationale par exemple), et les lois concernant la lutte contre le blanchiment d’argent d’origine criminelle à travers le contrôle par les banques américaines de leurs correspondants étrangers, soit l’ensemble de banques étrangères auprès desquelles elles ont ouvert un compte.
Les violations des sanctions économiques et embargos américains sont également une entrée possible. Ces lois sont ouvertement extraterritoriales si elles concernent des sanctions secondaires, c’est-à-dire applicables à des personnes ou des entités étrangères faisant des transactions avec les pays ou entités visées par les sanctions. Concernant les sanctions primaires, applicables aux US Persons, on retrouve ici une interprétation large du terme : une US Person est à la fois un citoyen américain, un étranger résidant de manière permanente aux Etats-Unis, une entité organisée selon les lois américaines, ou encore toute entité ou personne présente sur le territoire des Etats-Unis. Le critère de compétence territoriale est également incertain et très extensif : toute entité faisant usage du dollar est concernée par la loi américaine. Les lois extraterritoriales entraînent ainsi des sanctions très lourdes pour les entreprises étrangères. Selon le rapport, les méthodes d’application de la loi sont intrusives, voire abusives, et impliquent une multitude d’administrations et d’agences américaines, comme le Département du Trésor, la Réserve Fédérale ou l’Etat de New-York.
La mission d’information conclue que l’extraterritorialité d’édiction – la compétence de publier une loi – n’est pas contraire au droit international contrairement à la compétence d’exécution des Etats qui consiste à faire appliquer le droit par la contrainte si nécessaire. La Cour Permanente de Justice Internationale a rendu un avis dans ce sens en 1927 : le principe de souveraineté permet aux Etats de promulguer des lois éventuellement extraterritoriales, sous réserve de ne pas aller en contradiction des règles de droit international. De même, la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de 1997 autorise une conception extensive de la compétence territoriale.
Dénonçant les abus d’extraterritorialité juridique américaine, la mission a proposé un certain nombre de recommandations pour doter la France et l’Union Européenne d’instruments juridiques comparables à ceux des Etats-Unis et pour faire cesser les conséquences préjudiciables de l’extraterritorialité. Le rapport parle de rapport de force à réinstaurer. La mission propose d’abord des recommandations sur le plan national, comme instaurer une convention judiciaire d’intérêt public. La France doit aussi pouvoir poursuivre une entreprise étrangère pour des faits de corruption à l’étranger dès lors que l’entreprise possède un lien économique avec la France. Les mesures de répression des violations des sanctions internationales appliquées par la France doivent être clarifiées et renforcées, et pourraient concerner toute entreprise ayant une activité en France. La loi de blocage de 1968 doit également être amendée pour une meilleure identification et un meilleur contrôle des informations dites sensibles. La France doit aussi développer ses activités d’intelligence économique, et instaurer une véritable culture de partage de renseignement économique entre l’Etat et les entreprises. Sur le plan européen, il s’agit d’abord d’améliorer l’articulation actuelle des dispositifs de sanctions internationales dans l’Union Européenne, à travers par exemple l’harmonisation des politiques de répression des violations, ou encore la potentielle création d’un office européen chargé d’appliquer les mesures promulguées par l’Union Européenne. Il faut aussi amender le règlement européen de blocage de 1996 et promouvoir l’usage de l’euro dans les paiements.
Sur le plan bilatéral, la mission promeut la négociation d’un traitement dérogatoire pour les « Américains accidentels ». Ces derniers, étant nés aux Etats-Unis, doivent payer des impôts aux Etats-Unis alors qu’ils n’y ont jamais vécu. La mission demande aussi l’application réelle des clauses prévues par l’accord sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015, ainsi que des clarifications quant aux sanctions encourues par les entreprises européennes en cas de commerce avec l’Iran – une réponse que l’évolution récente de la situation a apportée. Il s’agit également d’exercer une pression diplomatique suffisante sur les Etats-Unis pour le respect des engagements de réciprocité de l’accord FATCA, visant l’échange automatique d’informations entre la France et les Etats-Unis pour lutter contre l’évasion fiscale internationale. La mission préconise enfin d’insérer un certain nombre de clauses, comme des engagements anti-corruption comprenant un alinéa de non bis in idem, dans le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI). Pour finir, sur le plan international, la mission demande l’expertise de la conformité des régimes de sanctions internationales des Etats-Unis aux engagements pris dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce.
Pour conclure, il est à noter que d’autres pays ou entités adoptent également des législations ou jurisprudences extraterritoriales. L’Union Européenne peut imposer ses propres sanctions économiques, comme en Iran par exemple. On a aussi assisté à la multiplication des législations anti-corruption à portée extraterritoriale, comme au Royaume-Uni par exemple. Pour les auteurs du rapport, c’est à la fois l’absence de coopération inter-étatique dans la répression de la corruption, les approches unilatérales et peu respectueuses des souverainetés, et la non-application du principe de non bis in idem (une personne ne peut pas être jugée deux fois pour la même affaire) qui explique la possibilité d’application de lois extraterritoriales, et donc la conception très extensive des lois américaines.
Solène Vizier