Interview de Paul Quilès
par Jean Guisnel
dans Le Point du 18 janvier 2017, sous le titre
« Sur le nucléaire militaire, le désintérêt général est organisé par l’exécutif »
Depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’avènement de la puissance nucléaire, de nombreux accords ont été signés pour limiter la prolifération de cette arme (accord SALT, traité de non-prolifération nucléaire, etc.). Cependant, alors que la campagne présidentielle bat son plein, en France, le nucléaire militaire ne fait pas débat.
Paul Quilès, ancien ministre de la Défense de François Mitterrand et ancien président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, aujourd’hui président d’Initiatives pour le Désarmement Nucléaire, le regrette.
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Vous organisez le 23 janvier à l’Assemblée nationale le colloque international intitulé « Une nouvelle course aux armements ? » Pourquoi ce titre ?
Du point de vue quantitatif, les armements nucléaires ont connu une réduction importante depuis la fin de la Guerre froide aux Etats-Unis, en Russie, au Royaume-Uni et en France. On assiste cependant actuellement dans tous ces pays au lancement de vastes programmes de modernisation des armes nucléaires et de leurs vecteurs. En outre en Chine et dans les pays non signataires du TNP (Pakistan, Inde ou Israël) on observe à la fois un accroissement quantitatif et un perfectionnement qualitatif des armements nucléaires.
Le mouvement de réduction observé après la fin de la Guerre froide semble avoir atteint un palier : il n’est plus perceptible ni dans les dispositifs déployés, ni dans les discours. Donald Trump a lancé des messages ambigus en ce domaine. Il a affirmé, quoique de manière confuse, son attachement à la notion de dissuasion nucléaire tout en se disant prêt à négocier avec la Russie de nouvelles réductions. L’objectif d’un monde sans arme nucléaire proposé par Barack Obama dans son discours de Prague en 2009 passait par la réduction des armements stratégiques russes et américains à un millier pour chacun des deux pays. Nous en sommes encore loin.
Quels sont à vos yeux les risques que font peser les armes nucléaires ?
Ils sont nombreux : terrorisme ou accidents ne sont pas des menaces anodines. Si vous y ajoutez les risques propres aux armes « sous alerte », dont les tirs peuvent être déclenchés en quelques minutes, éventuellement par erreur, on mesure que les enjeux sont extrêmement sérieux dans un environnement stratégique désormais beaucoup plus instable que du temps de la guerre froide. Nous les aborderons durant le colloque. Nous voulons réfléchir à la situation actuelle et voir si la modernisation des arsenaux engagée sans réel débat, y compris en France, est bien indispensable. Ne conduit-elle pas finalement au risque de prolifération nucléaire que l’on veut prétendument éviter ? Quand la France, parmi d’autres pays, dit qu’elle a absolument besoin de l’arme nucléaire pour assurer sa sécurité, pourquoi veut-elle en interdire l’accès à d’autres ? Le TNP[1] ratifié par la France en 1992 autorise cinq pays à disposer de l’arme atomique à la condition – entre autres – qu’ils négocient « de bonne foi » des « mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires et au désarmement nucléaire ». On en est très loin !
J’ai écrit au Président de la République pour l’interpeller sur le vote par l’Assemblée générale des Nations-Unies, le 23 décembre dernier, d’une résolution mettant en place des groupes de travail pour préparer une interdiction de l’armement nucléaire. Il m’a répondu que la France a fait des efforts dans le sens de la réduction, qu’elle vise un désarmement nucléaire progressif mais refusait de s’engager dans une démarche posant à terme rapproché le principe d’une prohibition globale de l’arme.
Imaginez-vous un renoncement à l’arme nucléaire, de la part de ceux qui la détiennent ?
Bien sûr ! Ce sera long, ce sera difficile, ce sera compliqué, mais je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas y arriver, de la même manière que le monde a banni les armes chimiques et biologiques, certes moins dangereuses que l’arme nucléaire. Les défenseurs, parfois adorateurs, de l’arme nucléaire, ne souhaitent pas s’engager dans un processus qui pourrait la remettre en cause. Ils évoquent l’argument fallacieux de l’ « assurance-vie », affirment qu’on ne saurait « désinventer » le nucléaire, ou prétendent qu’un monde sans arme atomique serait « encore plus dangereux ». Cette argumentation est simpliste car il est parfaitement possible de rédiger un traité d’interdiction et d’élaborer un mécanisme d’élimination de l’arme tenant compte de toutes les contraintes. Le dispositif envisagé à l’ONU comprend de nombreuses phases, assorties de vérifications strictes et intrusives, qui sont autant de garanties. Plus de 70% des pays membres de l’ONU ont voté cette résolution et des pays dotés ou possesseurs comme la Chine, l’Inde et le Pakistan se sont abstenus. Même si les pays de l’OTAN ont voté contre[2], nous ne devons pas prendre ce mouvement à la légère !
L’arme nucléaire n’est-elle qu’une arme de non-emploi ?
C’est ce que disent en France ses partisans. Mais sans même parler d’un tir opérationnel délibéré, un accident pourrait mettre en jeu la vie de millions de personnes. Si c’est officiellement une arme destinée à la seule menace, notamment de représailles, certains – sans le dire, tout en le disant – n’excluent pas son emploi, au moins « tactique ». Dans ce cas, il faut en parler et ce colloque présentera des approches variées, avec des points de vue différents. Eric Danon, directeur adjoint des affaires politiques et de sécurité du quai d’Orsay a accepté d’intervenir, le président de Pax Christi, Mgr Marc Stenger sera là. Desmond Browne, ancien ministre de la défense britannique de même qu’Hervé Morin, qui occupa ces mêmes fonctions en France participeront également à la conférence.
Guillaume Sérina évoquera son enquête sur le sommet Reagan-Gorbatchev à Reykjavik en 1986. Les deux chefs d’Etat, qui avaient une haute conscience de leurs responsabilités historiques, avaient alors eu l’ambition de programmer la disparition de l’armement nucléaire en 14 années. Mais en raison de la volonté de Reagan de rendre les Etats-Unis invulnérables grâce à un bouclier antimissiles, ce projet n’a pas abouti. Il y a eu néanmoins un déblocage des négociations sur les « euromissiles ». Et le mur Berlin s’est ouvert en 1989. Les grands moments de l’histoire se produisent souvent quand on ne s’y attend pas.
Quelle est à vos yeux la raison pour laquelle, à vos yeux, si peu de politiques français vous rejoignent ?
Tout d’abord, j’observe que 25 000 personnes ont signé la pétition que j’ai proposée avant le vote de l’ONU sur la négociation d’un traité d’interdiction. Second point : un sondage pourtant très intéressant réalisé par Opinion Way, qui remet en cause l’idée reçue du « consensus » sur la dissuasion n’a été évoqué dans aucun média. On voit bien qu’un désintérêt général est organisé, aussi bien par l’exécutif que par le Parlement.
La commission de la défense de l’Assemblée nationale, que j’ai présidée, a demandé à une mission d’information d’étudier les conséquences économiques du renouvellement des deux composantes nucléaires. S’est-elle interrogée sur la nécessité du maintien de deux composantes ? De leur renouvellement ? Pas du tout, la décision est considérée comme acquise ! Quelques députés s’intéressent au sujet, mais la majorité pense qu’il n’est pas « vendeur » du point de vue électoral.
Vous aurez observé que dans les programmes des candidats à la primaire de gauche, le sujet n’est pas mentionné, sauf par Vincent Peillon qui propose de « moderniser » et « ajuster » la dissuasion. Et dans la primaire de droite, le sujet n’a pas été abordé. Qu’il est loin le temps de l’Appel de Stockholm lancé par le Mouvement de la paix en 1950, que Lionel Jospin et Jacques Chirac avaient signé!
[1] Traité de Non- Prolifération
[2] A l’exception des Pays-Bas qui se sont abstenus.