et co-signée par
Paul Quilès, ancien Ministre de la Défense, Président d’IDN *
Bernard Norlain, général (2S), ancien Directeur de l’IHEDN **, Vice-Président d’IDN
C’est certainement la perspective de la future élection présidentielle qui a amené le Chef d’Etat-major des armées à s’exprimer dans la presse pour réclamer une augmentation substantielle du budget de la défense.
Le caractère public de cette expression des besoins des armées par le plus haut responsable de la hiérarchie militaire a de quoi choquer, car elle est peu conforme aux règles qui définissent les relations politico-militaires de notre République fondées sur la fameuse formule « cedant arma togae » ***. Allons cependant au-delà et examinons le contenu de la déclaration du général de Villiers, qui a probablement reçu l’accord formel ou implicite du ministre de la Défense.
Le constat est connu : nos armées sont aux limites de leurs capacités. Les personnels, les matériels sont épuisés par de nombreuses opérations sur des théâtres aussi divers que le territoire national, le Moyen-Orient ou l’Afrique, pour ne citer que les principaux. La vétusté des matériels et l’insuffisance des moyens attribués au « maintien en condition opérationnelle » entraînent un grave sous-équipement et un sous-entraînement des forces conventionnelles dédiées à ces opérations, exposant parfois de façon tragique la vie de nos soldats.
Le verdict est clair : les moyens alloués à ces forces sont insuffisants, eu égard aux missions qui leur sont confiées. Il y a une inadéquation, plus criante que jamais, entre les missions ordonnées par le gouvernement et les moyens attribués aux armées.
Dans les prochains mois, les candidats à la présidence de la République vont avoir à s’exprimer sur ce sujet. S’ils estiment que le budget de la défense doit être augmenté, ils devront dire à quoi sera utilisée cette éventuelle augmentation.
La répartition du budget militaire entre les différentes catégories de dépenses doit en effet répondre à une définition préalable des objectifs et des moyens de notre politique de défense. Cette répartition devrait être le résultat d’un processus démocratique, d’un débat parlementaire, et d’orientations stratégiques définies par l’exécutif puis approuvées par le Parlement. Une politique de défense ne peut être que le fruit d’une réflexion stratégique et reposer sur une vision claire de nos objectifs.
Parmi les choix budgétaires proposés, il est étonnant par exemple que le renouvellement de nos forces nucléaires soit considéré comme acquis alors qu’elles achèvent à peine leur dernière phase de modernisation. Est-il raisonnable de vouloir consacrer 15 % du budget de la défense et 25 % de son budget d’investissement à une arme dont on peut douter de l’utilité stratégique ? Cela se ferait inévitablement au détriment des forces engagées dans des combats bien réels, dont on ne voit pas l’issue à court et moyen terme ou encore au détriment de nouvelles formes de combat comme le cyber-terrorisme. Ces questions nécessitent une véritable réflexion stratégique et un débat, au moment de la préparation d’un nouveau Livre Blanc qui présentera les missions prévisibles des armées, les moyens nécessaires à leur exécution et donc le budget qui en découlera.
Sans préjuger des conclusions de cet exercice indispensable, il est clair que les engagements actuels de nos forces conventionnelles constituent, d’ores et déjà, une contrainte forte dans la mesure où ils sont amenés à perdurer. L’effort devra donc porter en priorité sur ces forces et non sur une arme nucléaire non seulement inutile dans les conflits actuels et dans les scénarios de conflits imaginables, mais aussi dangereuse dans le contexte d’un monde qui voit la multiplication du nombre des Etats-puissances et l’apparition d’une tentation d’emploi de cette arme.
Dans la période qui vient, il faudra donc se garder de choix budgétaires désastreux qui auraient comme conséquence de scléroser et fossiliser la politique de défense française, à l’image des erreurs faites par la France à la fin des années vingt.
Il faudra aussi réaliser que, même avec un budget augmenté significativement, notre pays ne pourra pas maintenir ou obtenir une panoplie complète de systèmes d’armes lui permettant de faire face à l’ensemble des menaces. La réponse à cette nouvelle complexité stratégique et technologique passe par une coopération européenne d’abord capacitaire mais aussi politique. Il est temps de donner un contenu à cette Europe de la défense, espérée depuis de longues années et qui va devenir plus indispensable encore avec le Brexit et les intentions du nouveau président américain à l’égard de l’Europe.
En définitive, la revendication de « plus de moyens pour le ministère de la Défense » ne doit pas, en s’appuyant sur de fausses évidences, se limiter à une vision quantitative des besoins. La seule façon de faire des choix budgétaires réalistes et lucides consiste à définir une nouvelle politique de défense et de sécurité en adéquation avec les défis stratégiques du présent. Cette démarche doit s’inscrire dans un processus démocratique, à partir d’une réflexion stratégique dégagée de l’influence du complexe militaro-industriel et qui ne pourra pas faire l’impasse d’un débat autour de la pertinence de l’arme nucléaire.
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* IDN : Initiatives pour le Désarmement Nucléaire
** IHEDN: Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale
*** « Que les armes cèdent à la toge » : formule de Cicéron, signifiant la supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire.