Quelle est l’utilité des armes nucléaires ?

Tribune de Georges Le Guelte,

ancien responsable au CEA (Commissariat à l’Energie Atomique)

et à l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) 

      Il est bien difficile de discerner quelle est l’utilité des armes nucléaires dans la défense d’un pays. Pourtant, en France, le discours officiel apporte sur ce sujet une réponse catégorique : « La dissuasion nucléaire nous protège contre toute agression d’origine étatique contre nos intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme ». Cette affirmation est exacte tant que la France n’est menacée par aucun autre Etat ; elle l’est également si un adversaire éventuel est paralysé par la crainte d’une riposte qui lui causerait des dommages insupportables. En d’autres termes, la dissuasion est efficace si elle fonctionne. Mais il se pourrait que la dissuasion ne suffise pas à détourner un adversaire de son projet, c’est en particulier la crainte des états-majors, qui préparent des scénarios pour faire face à cette éventualité. Les gouvernements partagent la prudence des militaires, et après leur entrée en fonction, les principaux  responsables politiques sont invités à se rendre dans l’abri conçu pour les accueillir en cas d’alerte, où on leur enseigne les gestes qu’ils auraient à faire dans cette hypothèse. En 1985, Ronald Reagan a raconté son expérience au magazine Time : «Vous apprenez que les missiles soviétiques ont été lancés, vous savez que désormais plus rien ne peut les arrêter, et qu’ils vont détruire une partie de votre pays beaucoup plus grande que tout ce que vous pouvez imaginer. Et vous êtes assis là, sachant que tout ce que vous pouvez faire est d’appuyer sur le bouton, pour que les Soviétiques meurent aussi, alors que nous serons déjà tous morts ». Affirmer qu’il s’agit là d’une protection est pour le moins un abus de langage. 

NI PROTECTION CONTRE UNE AGRESSION NI GARANTIE DE VICTOIRE 

      Si, au lieu d’imaginer des situations purement hypothétiques, on regarde ce qui s’est produit dans l’Histoire depuis 1945, on constate que les armes nucléaires ne mettent pas leurs détenteurs à l’abri d’une agression. En 1973, Israël a été attaqué par l’Egypte et la Syrie ; en 1982, l’Argentine a lancé une offensive contre la Grande-Bretagne pour tenter de contrôler les îles Malouines ; et en 2003, Saddam Hussein a tiré des missiles Scud sur Israël. Elles ne garantissent pas non plus que leurs possesseurs sortiront victorieux d’un conflit armé. Au début des années 1950, les forces américaines ont été tenues en échec en Corée ; en 1956, lors de l’expédition de Suez, les troupes françaises et britanniques ont dû se retirer d’Egypte sans avoir pu renverser le régime de Nasser ; au milieu des années 1970, les armées américaines ont été défaites au Viêt-Nam ; les troupes soviétiques, entrées en Afghanistan en décembre 1979, en sont parties vaincues dix ans plus tard ; plus récemment, les forces américaines ont dû quitter l’Irak sans avoir atteint leurs objectifs, et le même scénario se reproduit actuellement en Afghanistan où les troupes américaines sont présentes depuis près de quinze ans. 

ARMES INTELLIGENTES CONTRE ARMES NUCLEAIRES ? 

      Aujourd’hui se pose une question d’une tout autre nature. Depuis une trentaine d’années, les grandes puissances s’équipent d’armes extrêmement précises, guidées par laser, et capables de détruire leurs cibles tout en évitant de faire des victimes parmi les civils. Au contraire, la particularité des armes nucléaires est qu’un seul engin peut, en quelques fractions de seconde, tuer des dizaines de milliers de personnes, civils ou militaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, amis ou ennemis, et détruire une grande ville. Y a-t-il une raison pour conserver deux catégories d’armes ayant des caractéristiques aussi radicalement opposées ? Ce n’est pas aux techniciens de répondre à cette question, ils produisent les engins qu’ils ont les moyens de fabriquer, sans s’occuper de l’utilisation qui en sera faite. Les militaires, pratiquent des frappes chirurgicales ou des destructions massives, en fonction des instructions qu’ils reçoivent. Pour l’industrie d’armement, le cumul des deux types d’armes permet d’augmenter les dividendes des actionnaires. Ce devrait être aux citoyens de se demander si les armées, qui agissent en leur nom, ont pour mission d’épargner les populations civiles autant qu’il est possible, ou au contraire d’anéantir aveuglément tout ce qui se trouve sur le territoire de l’adversaire. Mais les citoyens ne posent aucune question, ils ne demandent pas aux décideurs d’avoir une pensée cohérente, et de choisir entre deux solutions contradictoires au lieu de les juxtaposer. Dans tous les pays qui en ont les moyens, les armes intelligentes s’ajoutent donc aux armes nucléaires, sans qu’aucune réflexion soit engagée sur les objectifs de la politique poursuivie. 

DES RISQUES MAJEURS 

      S’il est difficile de discerner quelle est l’utilité des armes nucléaires, il est certain au contraire qu’elles sont éminemment dangereuses. En temps de paix, le risque essentiel est celui d’un accident, comme il y en a déjà eu un bon nombre depuis 1945, provoqués par la défaillance d’un appareil. Par chance, aucun de ces accidents n’a eu de conséquence vraiment dramatique, mais pourra-t-on toujours compter sur la chance ? Dans les périodes moins calmes, si une crise grave éclatait entre deux Etats disposant d’un arsenal nucléaire, le plus à craindre serait que l’un des protagonistes interprète de façon erronée un geste de son adversaire. Ce sont les relations entre l’Inde et le Pakistan qui comportent à cet égard le plus de risques. En cas de tension, si l’un des deux gouvernements est informé que l’autre a déclenché une offensive, il n’aura même pas le temps de vérifier si l’information est exacte. Le chef de l’Etat, dont l’entourage pourrait comporter des fanatiques religieux, devra décider en quelques minutes s’il doit laisser anéantir son pays sans riposter, ou prendre l’initiative d’un conflit nucléaire que personne ne voulait. 

LA FARCE DU DESARMEMENT 

      La simple logique exigerait que des armes aussi inutiles et dangereuses soient éliminées le plus rapidement possible. Ce n’est pas ce qui se passe. Pourtant, en adhérant au Traité de Non-Prolifération, la quasi-totalité des Etats se sont donné pour objectif de parvenir au désarmement nucléaire. Mais les grandes puissances ont inséré dans le Traité une clause qui renvoie le respect de cette obligation à l’advenue d’un monde meilleur. C’est pourquoi, depuis une quarantaine d’années, les diplomates de tous les pays se réunissent à New-York tous les cinq ans. Au bout d’un mois, ils constatent que, comme le monde ne s’est pas amélioré depuis leur dernière rencontre, le temps du désarmement nucléaire n’est pas venu[1].

De la même façon, le président Obama a fait à Prague, le 5 avril 2009, un discours remarqué dans lequel il affirmait que son objectif était de parvenir à « un monde sans armes nucléaires ». Mais quelques jours plus tard, l’Administration américaine lançait un vaste programme de modernisation de l’arsenal américain, auquel 350 milliards de dollars sont aujourd’hui consacrés. Les autres pays possesseurs d’armes ont pris des mesures identiques, et dès à présent il est certain que tous les arsenaux seront encore en service dans 25 ou 30 ans. Aux Etats-Unis, certaines installations récemment construites, seront encore en activité à la fin du siècle. 

DES INTERETS ECONOMIQUES ET FINANCIERS CONSIDERABLES 

      Le cas de la France peut illustrer les raisons de ce paradoxe. La préservation de l’arsenal nucléaire est puissamment soutenu par toute l’industrie de l’armement, c’est-à-dire Dassault, constructeur des avions Rafale, le Commissariat à l’Energie Atomique, qui fabrique les engins nucléaires explosifs, DCNS, pour les sous-marins et les navires qui les escortent ; Airbus Group (naguère EADS), pour les missiles et satellites ; Thalès, pour l’électronique, l’équipementier Safran, et tous leurs sous-traitants. Ces entreprises sont le plus souvent en situation de monopole face à l’Etat, qui leur apporte toute son aide pour favoriser leurs exportations. Leurs dirigeants et leurs principaux responsables sont des camarades de promotion des hauts fonctionnaires chargés de définir les caractéristiques techniques des armes et de passer les contrats. Les uns et les autres ont les mêmes compétences techniques, ils parlent le même langage, partagent la même culture, et souvent la même idéologie. Plusieurs de ces entreprises sont dirigées par des hommes qui jouent aussi un rôle politique de premier plan et qui contrôlent de très influentes entreprises de presse. C’est en particulier le cas de Serge Dassault, sénateur, membre éminent du parti « Les Républicains », et aussi un des principaux actionnaires du groupe de presse « Le Figaro ». Sauf si les campagnes électorales sont financées uniquement par la vente du muguet du 1er mai, ou des tee-shirts portant le slogan « Balladur président », il est inévitable de se demander s’il existe une limite à l’influence que le lobby de l’industrie d’armement peut exercer sur le personnel politique. 

LES CROYANTS 

      Pourtant, la très grande majorité de ceux qui soutiennent l’armement nucléaire n’y ont aucun intérêt financier, et ne sont pas égarés par les discours des officines de communication. Pour la plupart, ce sont des gens profondément et sincèrement persuadés que la dissuasion nucléaire est le meilleur garant de leur sécurité. Les communicants ont essayé de donner à cette conviction une base logique, mais leurs arguments se sont toujours révélés contraires à la réalité, ou fondés sur une réécriture de l’Histoire. Ils ont ainsi soutenu que, si elle avait eu des armes nucléaires en 1956, la France aurait pu résister au chantage soviétique et n’aurait pas été obligée de retirer ses troupes d’Egypte. L’argument a été efficace en son temps, mais il est inexact. La Grande-Bretagne avait des armes depuis 1952, et ce sont les troupes britanniques qui ont quitté l’Egypte les premières.

La liste des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU a été fixée par la Charte signée en juin 1945, et elle ne peut être modifiée qu’avec l’accord des membres permanents. Contrairement à ce qui a été souvent soutenu, la France ne perdrait donc pas son statut si elle renonçait à son arsenal nucléaire.

      En 2003, l’Allemagne a, comme la France, refusé de participer à l’intervention militaire en Irak, et la Turquie s’est opposée au survol de son territoire par l’aviation américaine. Il est donc inexact d’affirmer que c’est son arsenal nucléaire qui a permis à la France de ne pas suivre la politique américaine. L’indépendance que les armes nucléaires sont supposées nous apporter reste en outre limitée, et si les Etats-Unis décidaient d’éliminer leur arsenal, la France ne conserverait pas longtemps le sien.

      Il est également loisible de penser que seul l’armement nucléaire a préservé la paix entre les grandes puissances depuis 1945. Présentée comme une constatation de fait dont chacun peut témoigner, cette idée est une simple croyance. Elle signifie que, si les armes nucléaires n’avaient pas existé, un conflit majeur aurait été inévitable entre les Etats-Unis et l’URSS. C’est la thèse défendue par les milieux officiels américains depuis 1947, mais elle est aujourd’hui fortement contestée par beaucoup d’historiens. Comme toutes les réécritures de l’Histoire fondées sur des « si », c’est un argument de communication, qui donne une justification en apparence irréfutable à un discours politique, mais elle repose sur une simple hypothèse. 

LA MAJORITE SILENCIEUSE ET LES CONTESTATAIRES 

      Pour les partisans de l’arme nucléaire, la confiance dans la dissuasion est un acte de foi, qui prend souvent un aspect presque religieux ; il serait donc illusoire d’imaginer qu’elle puisse être entamée par des arguments logiques mais elle n’en est pas moins légitime. A côté de ces fidèles, une autre partie de l’opinion, peut-être la plus nombreuse, a des préoccupations plus urgentes, l’emploi, la santé, le niveau de vie. Si elle ne partage pas forcément les certitudes des croyants, elle n’est pas non plus disposée à mettre en cause le discours officiel.

      Quant aux opposants à l’armement nucléaire, très nombreux dans le monde entier et pleins d’espoir après le discours d‘Obama en 2009, ils sont aujourd’hui devenus inaudibles. C’est donc sans rencontrer de résistance que le poids des croyants s’ajoute à l’action des lobbies de l’armement, pour soutenir la conservation et la modernisation des arsenaux, et s’opposer à toute forme de  désarmement. 

DES ARMES POUR L’ETERNITE 

      La conséquence de ce rapport de forces est que, un quart de siècle après la fin de la guerre froide, neuf pays disposent d’armes nucléaires, au lieu des cinq prévus en 1968 par le Traité de Non-Prolifération. Selon les experts, ces 9 Etats possèdent au total 16 300 engins nucléaires explosifs, dont la capacité de destruction équivaut à peu près à celle d’une tonne de TNT pour chaque être humain. Sauf peut-être la Corée du Nord, ces 9 pays possèdent des missiles capables de parcourir des milliers de kilomètres. Environ 4000 de ces missiles pourraient être lancés quelques minutes après que l’ordre en ait été donné. A l’exception de la Grande-Bretagne, qui semble hésiter sur la conduite à tenir, les Etats détenteurs d’armes entretiennent et modernisent leur arsenal pour qu’il reste opérationnel sans limitation de durée.


[1] La plus récente de ces réunions s’est tenue au mois de juin 2015. Au bout d’un mois, les participants n’ont pas réussi à s’accorder sur un document final, même vide de sens. 

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2 Responses

  1. Bonjour, je consulte votre site immédiatement après avoir entendu sur RFI (retraité, je suis volontaire pour la DCC à l’Ecole Spéciale de Brazzaville) l’interview de Paul Quilès au sujet de son livre « Arrêtez la bombe ». J’avais suivi la session régionale 1987de l’IHEDN à Toulouse et la question de la dissuasion nucléaire ne m’est pas étrangère. Depuis la chute du mur de Berlin, le contexte géopolitique a changé et le maintien de notre force de dissuasion nucléaire, reconduit sans débat à l’issue de chaque élection présidentielle m’étonnait pour le moins. J’ai été vraiment très heureux d’entendre tout à l’heure Paul Quilès développer sa position et me voici sur votre site; je viens de lire votre article, vraiment remarquable, remettant même en cause la justification de l’arme nucléaire durant la guerre froide. A titre personnel, je communiquerai l’adresse du site de l’IDN auprès de mes connaissances et j’espère que le débat pourra enfin être lancé dans notre pays en dépit de la pression du lobby que vous décrivez si bien.

  2. Excellent article, exhaustif et, en plus, facile à lire. Difficile à contester, vu les références de l’auteur.
    Pour le compléter, voyez le stupéfiant film Les bombes perdues de la guerre froide, 2018 (52 min) https://www.youtube.com/watch?v=LpEMh9pB2ac
    Un autre document exceptionnel, tout à fait passionnant, est l’interview de l’ancien ministre de la défense américaine, Robert Mac Namarra, Brume de guerre (disponible en DVD, sous-titré).
    Enfin, il est utile de savoir qu’en 2019 nous sommes « A deux minutes de la guerre nucléaire », en 2020 à 100 secondes: plus près que pendant la guerre froide! Pour le détail, veuillez voir les dossiers de https://blogs.mediapart.fr/peter-bu/blog