La dissuasion à l’Assemblée nationale

Jean-Marie Collin et Patrice Bouveret ont été auditionnés le 14 mai 2014 par la Commission de la défense de l’Assemblée nationale pour parler de la dissuasion nucléaire. Voici le compte rendu de cette audition.

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Audition, ouverte à la presse, de MM. Jean-Marie Collin,

directeur France de parlementaires pour la non-prolifération nucléaire

et le désarmement, chercheur associé au GRIP,

et Patrice Bouveret,

directeur de l’Observatoire des armements, sur la dissuasion nucléaire.

 

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Patricia Adam. Avant que nous ne commencions l’audition proprement dite, M. Philippe Vitel souhaite s’exprimer.

M. Philippe Vitel. J’interviens au nom des députés du groupe UMP. Des bruits courent sur une éventuelle diminution des crédits dans le prochain projet de loi de finances rectificative. La réponse, hier, du ministre des Finances et des comptes publics à la question de Xavier Bertrand a augmenté notre inquiétude. Par respect pour les forces armées engagées sur les théâtres d’opérations extérieurs, et afin d’éviter toute polémique néfaste à leur action, il nous apparaît nécessaire d’auditionner le plus rapidement possible le ministre des Finances.

Mme la présidente Patricia Adam. J’ai bien entendu votre demande ; je vais y réfléchir et interroger la personne intéressée. Je vous rappelle néanmoins que Jean-Yves Le Drian s’exprimera devant la commission la semaine prochaine, vous pourrez donc lui poser toutes les questions que vous souhaitez.

M. Philippe Vitel. Nous avons un grand respect pour le ministre de la Défense, dont nous connaissons le combat pour « sacraliser » la loi de programmation militaire (LPM). C’est en soutien de M. Le Drian que nous souhaitons auditionner le ministre des Finances.

Mme la présidente Patricia Adam. Je vous remercie pour l’hommage que vous venez de rendre au ministre de la Défense, auquel je souscris.

Nous poursuivons, avec nos invités d’aujourd’hui, notre cycle d’auditions sur la dissuasion nucléaire, dans le cadre duquel nous avons déjà entendu des techniciens ainsi que des partisans et des adversaires de cette stratégie. Outre les fonctions qu’il occupe, Jean-Marie Collin a cosigné avec le général Norlain et Paul Quilès l’ouvrage intitulé Arrêtez la bombe !, tandis que Patrice Bouveret travaille à l’Observatoire des armements, créé à Lyon en 1984, à « étayer les travaux de la société civile sur les questions de défense et de sécurité, dans la perspective d’une démilitarisation progressive ».

M. Jean-Marie Collin, directeur France de Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement (PNND), chercheur associé au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP). C’est la première fois qu’un tel cycle d’auditions est organisé, qui prévoit l’intervention de représentants de la société civile. C’est une preuve concrète de l’évolution des réflexions au sein du Parlement.

Travaillant de concert depuis bientôt treize ans, Patrice Bouveret et moi-même nous proposons de vous présenter notre sujet de façon dynamique. Nous traiterons de la « dissuasion nucléaire » non pas d’un point de vue conceptuel et théorique, mais en questionnant les outils de sa mise en œuvre que sont les armes nucléaires ainsi que les engagements pris par la France en faveur du désarmement nucléaire. De fait, notre réflexion a pris pour cadre un processus de désarmement nucléaire multilatéral tel que défini par le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), mais va aussi porter sur l’utilité de ces armes et sur leur impact sur le plan humanitaire en cas d’utilisation.

Trois grandes questions se détachent : pourquoi le débat est-il bloqué ? Quelles sont les économies possibles et l’utilité des armes nucléaires ? Qu’en est-il de l’obligation du désarmement et de l’élimination de ces armes ?

Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, sur la dissuasion nucléaire. Le débat nous paraît bloqué. Pour avoir co-organisé plusieurs colloques – y compris à l’Assemblée et au Sénat –, nous savons qu’aborder la dissuasion et le désarmement nucléaire en France reste difficile. Même si l’on compte de nombreuses publications sur le sujet, elles soulèvent surtout des débats d’ordre technique ou budgétaire, limités à quelques experts, et dont la société civile est trop souvent absente.

Cela tient, nous semble-t-il, à l’ambiguïté du discours officiel présentant la dissuasion nucléaire comme une stratégie défensive, alors que l’arme nucléaire est une arme politique d’exercice de la puissance, une arme offensive reposant sur le chantage, la menace d’anéantissement de l’autre, même à titre posthume. Si la dissuasion assurait véritablement la sécurité d’une nation, pourquoi empêcherait-on d’autres pays de se doter de l’arme nucléaire pour en faire autant ? On voit d’emblée l’absurdité et le risque d’un tel raisonnement. La prolifération, prétendument combattue, est en réalité justifiée par la stratégie de la France.

En fait, l’arme nucléaire est un obstacle à la construction d’un véritable monde de paix, qui nécessite, selon Mikhaïl Gorbatchev, que chacun assure la sécurité de l’autre. Accepte-t-on de remettre en question l’arme nucléaire comme garante de notre sécurité ? Accepte-t-on de concevoir une notion de sécurité qui ne repose pas sur l’insécurité des autres ? Recherche-t-on une conception de la sécurité différente ? Autant de questions que cette vision implique de débattre. Au-delà de la simple stratégie militaire, il s’agit d’un véritable choix de société qui doit en impliquer toutes les composantes. Nous nourrissons l’espoir que le cycle d’auditions que vous avez organisé soit suivi d’un véritable débat contradictoire, par exemple en séance publique.

Vous avez déjà abordé les économies possibles en matière d’armement nucléaire lors de précédentes séances. Leurs retombées doivent être envisagées plutôt à moyen et long terme qu’à court terme. En tout cas, une étude complète doit être conduite pour éclairer le débat.

En 1999, nous avons publié un Audit atomique, dans lequel nous estimions que, entre 1945 et 2010, la France avait dépensé plus de 357 milliards d’euros pour construire, déployer, contrôler les armes nucléaires, au titre de la protection puis du démantèlement et de la lutte contre la prolifération, soit une moyenne de 5,5 milliards d’euros par an. Encore n’avons-nous travaillé qu’à partir des documents publics, sans avoir accès à tous les coûts cachés.

Cette année, le budget nucléaire militaire est de 3,5 milliards d’euros. Après le vote de la loi de programmation militaire, qui prévoit d’engager 23,3 milliards d’euros, la moyenne annuelle augmentera à 3,88 milliards d’euros. Ces hausses budgétaires correspondent au processus de modernisation et à la poursuite du programme Simulation des essais nucléaires, bien plus coûteux que prévu.

Lancé en 1995, ce programme était annoncé avec un budget officiel de moins de trois milliards d’euros. Dix-huit ans plus tard, celui-ci a explosé et les retards se sont accumulés. Alors que le démarrage était prévu en 2010, il faudra au mieux attendre la fin 2014. En 2012, selon vos propres données, le coût de la phase 1 de Simulation était évalué à 7,2 milliards d’euros, ce qui ne manque pas d’interroger sur le coût final du programme. Dans ces conditions, c’est avec étonnement, voire inquiétude, que nous lisons dans un rapport publié dernièrement par le Sénat : « les programmes en matière d’armement nucléaire sont toujours respectueux des calendriers, des délais et des coûts ».

La Cour des comptes, elle-même, a constaté cette dérive budgétaire dans son rapport public de 2010, reconnaissant que, « trop souvent, des programmes nucléaires, non encore officiellement lancés, mais dont le financement était néanmoins inscrit par anticipation en loi de programmation, ont vu leur coût sensiblement sous-estimé ». Le ministre de la Défense a d’ailleurs reconnu cette dérive qui, en période de restrictions budgétaires, a inévitablement des conséquences, soit en termes d’équipements conventionnels, soit en termes de capacité et d’étalement des programmes.

Des pistes de réduction à moyen et long terme existent : l’abandon des forces aériennes stratégiques ; l’arrêt des études sur le missile M51.3 et les sous-marins nucléaires de troisième génération ; la fin de la permanence en mer ; le ralentissement du programme Simulation. Il faudrait pouvoir en débattre à partir de chiffres réels, difficiles à obtenir pour les membres de la société civile.

Non seulement l’histoire a apporté des preuves des failles de la dissuasion, mais l’actualité illustre bien l’ambiguïté des discours. Affirmer, par exemple, que l’Ukraine est vulnérable parce qu’elle ne possède pas d’arme nucléaire, c’est encourager les États de la planète à s’engager dans la prolifération nucléaire.

La France, pour sa part, affirme officiellement ne plus se connaître d’ennemis. D’ailleurs, elle ne pourrait pas utiliser ses armes nucléaires contre l’écrasante majorité des États puisque ceux-ci, à l’exclusion du Royaume-Uni et des États-Unis, sont membres de zones exemptes d’armes nucléaires (ZEAN) et respectent leurs obligations du TNP. Restent comme cibles potentielles la Russie et la Chine, car elles disposent d’un arsenal nucléaire. Or cela ne nous empêche pas de vendre des systèmes d’armes à la Russie et de contracter avec la Chine des contrats de plusieurs milliards d’euros portant sur des technologies duales et stratégiques, comme des centrales nucléaires ou une usine de retraitement.

En outre, où que la France intervienne – Centrafrique, Afghanistan, Mali, Libye ou Moyen-Orient –, l’arme nucléaire est inutile et inutilisable, militairement comme politiquement. D’ailleurs, dans un rapport de juillet 2012 sur L’avenir des forces nucléaires, le Sénat avait relevé cette totale inutilité : « S’il nous fallait dessiner aujourd’hui un format d’armées partant de zéro, il est fort probable que la nécessité d’acquérir une force de frappe nucléaire, avec de surcroît deux composantes, ne ferait pas partie de nos ambitions de défense. »

De la même manière, l’arme nucléaire est en contradiction avec la volonté affichée pour la construction de l’Europe. Tous les États de l’Union sont opposés à une arme nucléaire européenne, sauf la France et le Royaume-Uni. Une étude minutieuse, réalisée par l’organisation Pax christi aux Pays-Bas, démontre que la quasi-totalité des États d’Europe considère la dissuasion nucléaire dite tactique comme obsolète et encombrante. D’ailleurs, les parlements des pays qui hébergent des armes nucléaires américaines – Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie – ont pris position pour le retrait de ces armes d’Europe.

Aucun des États membres ne pourrait accepter de donner la responsabilité d’une frappe nucléaire à un seul État de l’Union. Historiquement, la création de l’Union européenne a répondu à la volonté d’éviter que les ennemis des deux conflits mondiaux ne repartent en guerre. Pour nous, c’est bien cela et non l’arme nucléaire qui a empêché une invasion soviétique. Pour l’Union européenne, la possession d’armes nucléaires est un obstacle à la sécurité collective sur le continent, paralysant tout dialogue entre les Européens et les Russes, déléguant, de ce fait, l’initiative aux États-Unis.

M. Jean-Marie Collin. J’en viens à l’obligation du désarmement et à l’élimination des armes nucléaires. À l’heure où des crédits ont été votés pour la poursuite de la modernisation de l’arsenal nucléaire, il importe de rappeler les obligations de la France au regard du droit international humanitaire, de sa position de membre du TNP –, mais aussi de la réflexion internationale engagée sur la dimension humanitaire du désarmement nucléaire. Dans ce contexte, quelle est la pertinence d’investissements prévus pour plusieurs décennies, alors que la France devra, à terme, éliminer son arsenal nucléaire ?

Depuis 2010, les instances de l’ONU, des organisations internationales et interparlementaires ont multiplié les processus de réflexion, les déclarations, les résolutions sur la nécessité de parvenir au désarmement nucléaire. C’est ainsi que la déclaration finale de la Conférence des parties chargée d’examiner le TNP de 2010 faisait état de la vive préoccupation de la Conférence sur les « conséquences catastrophiques sur le plan humanitaire » des armes nucléaires, en faisant un argument de poids en faveur du désarmement urgent.

Deux conférences intergouvernementales sur l’impact humanitaire des armes nucléaires se sont successivement tenues, à Oslo en 2013 puis au Mexique en février dernier. Cent quarante-six États y ont participé ; la France, en concertation avec les puissances nucléaires chinoise, russe, américaine et britannique, n’a pas fait acte de présence.

Aujourd’hui, une seule arme nucléaire détruirait toute une agglomération, entraînant un enchaînement de catastrophes qui auraient des conséquences à peine imaginables. C’est ce que nous expliquons dans l’étude que nous vous avons distribuée, intitulée Et si une bombe explosait sur Lyon ? Une guerre nucléaire régionale aurait des conséquences climatologiques mondiales et provoquerait des famines, engendrant la remise en cause de nos sociétés et de nos économies. Les armes nucléaires tuent de manière indiscriminée et ont un effet à long terme, ce que l’on peut constater sur la troisième génération de la population japonaise hibakusha, qui a vécu le drame atomique de Hiroshima et Nagasaki, mais aussi sur les populations et les personnels qui ont subi les essais nucléaires français, soviétiques, américains, chinois ou britanniques.

La dissuasion nucléaire est un concept qui n’admet pas la possibilité de l’échec, puisque celui-ci implique l’utilisation des armes nucléaires. Les forces aériennes stratégiques (FAS) mettent en œuvre le missile de croisière nucléaire ASMP-A, porteur d’une ogive d’une puissance de 300 kilotonnes, soit vingt fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Selon le général Charaix, commandant des FAS, si « l’ultime avertissement » est utilisé c’est que la dissuasion n’a pas fonctionné. Il l’interprète comme un « coup de pouce » donné au président de la République « pour remettre la dissuasion à sa place ». Ce coup de pouce peut prendre la forme d’un raid nucléaire ou d’une frappe privilégiant l’effet d’impulsion électromagnétique – ce qui inquiète de nombreuses diplomaties dont celle de la Suisse.

Étrange concept que celui qui consiste à utiliser l’arme nucléaire pour rétablir une dissuasion qui n’a pas fonctionné ! Son utilisation même est la preuve de son inefficacité à effrayer nos ennemis. Selon le général Bentégeat, l’ultime avertissement est réservé à des frappes ciblées sur les centres de pouvoir de puissances régionales menaçantes. Ces frappes pourraient être « pratiquement indolores » pour peu qu’elles soient de faible puissance dans une zone désertique. Or où sont implantés les centres de pouvoir, sinon au cœur des villes ? Le ministère iranien de la défense, par exemple, est situé à Téhéran où vivent huit millions d’habitants.

Tout retour à un système politique normal à la suite d’une frappe nucléaire est inconcevable. À cet égard, les conclusions des deux conférences intergouvernementales mentionnées plus haut sont limpides ; elles ont été avalisées par les 146 États présents et par les dizaines d’organisations reconnues par l’ONU. Selon ces conclusions, il est peu probable qu’un État ou une organisation internationale, quelle que soit son importance, puisse répondre à l’urgence humanitaire immédiate provoquée par l’explosion d’une arme nucléaire, qu’elle soit le résultat d’une confrontation nucléaire ou d’un accident nucléaire militaire. Plusieurs dizaines d’accidents nucléaires militaires ont été recensés ; s’ils n’ont pas entraîné de catastrophe, c’est uniquement par chance. Sur ce sujet, je vous renvoie à une étude récente effectuée par la Chatham House, organisation de renommée internationale.

Il ressort encore des mêmes conclusions que les effets de l’explosion d’une arme nucléaire ne se limiteront pas aux frontières nationales ; ils auront une incidence à l’échelle régionale et mondiale. Par conséquent, ont affirmé les États participants, le seul moyen d’éviter une telle catastrophe est de parvenir à un processus d’élimination et d’interdiction rapide de ces armements.

Les États qui ont volontairement renoncé à se doter d’armes nucléaires pour assurer la sécurité de leurs populations ont pleinement pris conscience qu’il était impossible de circonscrire le pouvoir de destruction de ces armes. C’est pourquoi ils ont souhaité engager un processus complémentaire visant l’élimination de ces armes, dont il sera discuté, en même temps que de l’avenir du TNP, au cours de la conférence qui se tiendra à Vienne, en décembre prochain. Vous y êtes cordialement invités.

Après l’aspect humanitaire, venons-en au TNP proprement dit. La France, qui a ratifié ce traité en 1992, doit, conformément à son article 6, « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ». Or, une fois de plus, nous avons constaté, lors du troisième comité préparatoire du TNP 2015, la semaine dernière, qu’elle ne respecte pas ses engagements.

Certes, la France a engagé des actions de désarmement nucléaire, ratifié le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) et la plupart des traités créant des Zones exemptes d’armes nucléaires (ZEAN) – nous saluons, d’ailleurs, la signature, enfin ! par l’ambassadeur Simon-Michel, du protocole additionnel reconnaissant le statut de la ZEAN d’Asie centrale.

Elle a aussi participé à l’élaboration du plan de document final de la Conférence d’examen du TNP de 2010. Ce document énumère soixante-quatre mesures relatives au désarmement nucléaire, à la non-prolifération nucléaire et à l’usage pacifique de l’énergie atomique, qui constituent les trois piliers du TNP. La France est attendue par la communauté internationale sur le premier, qui fait l’objet de vingt-deux mesures. J’insisterai en particulier sur deux d’entre elles : la mesure numéro 3, aux termes de laquelle « Pour exécuter l’engagement qu’ils ont pris sans équivoque de procéder à l’élimination totale de leurs arsenaux nucléaires, les États dotés d’armes nucléaires se doivent de redoubler d’efforts pour réduire et, à terme, éliminer tous les types d’armes nucléaires […] » ; la mesure n° 5, par laquelle « Les États dotés d’armes nucléaires s’engagent à accélérer les progrès concrets sur les mesures tendant au désarmement nucléaire […] », et sont également « invités à faire rapport en 2014 au Comité préparatoire […] ».

La France a remis son rapport national sur les actions concernant le désarmement nucléaire le 27 avril dernier. Alors que l’objectif était de présenter objectivement les réalisations faites depuis 2010, ce rapport n’est qu’une compilation des actions passées puisqu’il n’y en a eu aucune depuis cette date. Qui plus est, on peut déduire des contradictions entre les déclarations rapportées et les déclarations officielles passées concernant les années de réduction des stocks, ce qui jette un doute sur la clarté de la comptabilité nucléaire et met en cause la crédibilité de ce rapport. Enfin, des affirmations étonnantes quant à l’absence d’ogive en dehors des 300 armes déployées de l’arsenal français confirment à quel point il est nécessaire d’améliorer la transparence.

La France était principalement attendue sur la réduction du rôle et de l’importance des armes nucléaires dans toute sa politique militaire et de sécurité – ce qui n’apparaît pas dans le Livre blanc de 2013 –, sur l’arrêt du développement et du perfectionnement des armes nucléaires, et sur l’affirmation politique de sa volonté de parvenir à un processus rapide de désarmement nucléaire. Or la posture française, consistant à s’inscrire uniquement dans un processus de désarmement étape par étape, en commençant par la ratification du TICE, puis par celle du Traité d’interdiction de production de matières fissiles, avant d’envisager d’aller plus loin, ne peut que faire vaciller l’ensemble du processus de non-prolifération nucléaire.

L’ambiance, les discours et la non-adoption d’un document de travail lors de cette troisième Conférence préparatoire du TNP ont clairement montré que les États dotés d’armes nucléaires ont failli à leurs obligations de désarmement. Pourtant, la France aurait pu saisir cette occasion pour prendre au moins quatre mesures et initiatives. Premièrement, la réduction du nombre de missiles et d’ogives à bord des SNLE, à l’instar du Royaume-Uni dont l’ambassadeur en France vous a expliqué récemment que leurs sous-marins seraient équipés, à terme, de huit missiles dotés de quarante ogives. Deuxièmement, la suppression des Forces aériennes stratégiques d’ici à 2018, considérant, d’une part, que le concept d’ultime avertissement n’est pas crédible et, d’autre part, que la Force aéronavale nucléaire (FANU) ne fait pas partie, selon le général Mercier, des plans permanents. Un plan de suppression de cette force sur quatre ans, en commençant par le retrait de la FANU, est réaliste, diplomatiquement fort et générateur d’économies budgétaires. Troisièmement, en s’appuyant sur le rapport d’Hubert Védrine sur l’OTAN, la France aurait pu plaider pour l’élimination des armes nucléaires tactiques américaines stationnées sur cinq territoires européens depuis la fin de la Guerre froide. Quatrièmement, elle aurait pu demander à ce que soit engagée une réflexion européenne sur le désarmement nucléaire, qui ne fait l’objet d’aucune politique au sein de l’Union, contrairement à la non-prolifération nucléaire. Une majorité d’États membres y serait favorable. Du reste, il serait bon d’associer la Suisse et la Norvège à cette réflexion.

Ces mesures sont réalisables dès à présent et constitueraient un signe positif de nature à sauver le TNP d’ici à la Conférence d’examen de 2015.

Permettez-nous, pour terminer, de proposer quelques initiatives susceptibles de modifier les schémas de pensée – contrairement à ce que M. Folliot a pu déduire des auditions que vous avez conduites depuis le mois de janvier, c’est possible.

Nous vous proposons de travailler à un document post-Livre blanc développant une conception de la sécurité sans arme nucléaire. Cela permettrait à la France de se mettre en cohérence avec les obligations du TNP ainsi qu’avec le groupe de travail de l’ONU (Groupe de travail a? composition non limite?e charge? d’e?laborer des propositions visant a? faire avancer les ne?gociations multilate?rales sur le de?sarmement nucle?aire), auquel elle n’a pas souhaité prendre part. Elle s’assurerait ainsi une ouverture auprès de l’Union européenne.

Nous proposons également de mettre en place une commission d’enquête sur les actions possibles de la France en matière de désarmement nucléaire, dans le cadre de la Conférence d’examen du TNP de 2015.

Patrice Bouveret. Deux autres propositions consistent, l’une, à organiser un débat contradictoire élargi à l’ensemble des parlementaires ainsi qu’à entamer des discussions avec des parlementaires étrangers, notamment britanniques, suisses, américains, autrichiens, directement ou à travers des organismes tels que les assemblées parlementaires de l’OTAN, l’Union internationale parlementaire (UIP), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou de la Francophonie ; l’autre, à auditionner régulièrement des acteurs de la société civile, par exemple dans le cadre de la préparation annuelle du budget de la Défense.

Mme la présidente Patricia Adam. Je puis déjà répondre à l’une de vos propositions que, comme toute commission de l’Assemblée, celle-ci est ouverte à tous les députés. En outre, ses membres rencontrent régulièrement leurs homologues de différents pays, qu’il s’agisse du Royaume-Uni, de la Pologne, de l’Allemagne, de la Belgique, et la question de la dissuasion nucléaire est souvent abordée au cours de leurs discussions.

Par ailleurs, nous savons que, en matière d’armement, les coûts sont souvent sous-estimés, ce qui fait l’objet de critiques au sein même de cette commission.

M. Jean-Jacques Candelier. Je vous remercie, messieurs, pour les informations que vous nous avez apportées et vous félicite pour votre travail. Les députés du Front de gauche partagent pleinement vos préoccupations. Comme il existe un traité d’interdiction pour les armes chimiques, il serait opportun d’élaborer très rapidement un traité similaire pour les armes nucléaires, plus nocives encore. Quant à la prise par la France du leadership en matière de désarmement nucléaire, je soutiens vos propositions et signerai l’appel aux parlementaires que vous nous avez remis en début de séance.

M. Nicolas Dhuicq. Votre souhait de réaliser des économies suscite deux questions. D’abord, que feriez-vous de l’argent économisé ? Il s’agit pour nous de savoir ce que vous avez derrière la tête. Ensuite, comment compenseriez-vous la perte des compétences résultant de ces économies – je rappelle que 800 PME travaillent pour la dissuasion. Êtes-vous favorables au projet ITER, par exemple, important tout de même pour l’avenir de l’humanité ?

Je vous signale que les Japonais se souviennent très amèrement des bombardements incendiaires de Tokyo – qui ont fait plus de morts que les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki –, et les Allemands du bombardement de Dresde. L’emploi de la bombe a évité qu’il y ait d’autres Hiroshima.

Vous commettez une erreur concernant les cibles en confondant l’ultime avertissement avec une frappe sur un centre de décision. Or il s’agit précisément de ne pas frapper forcément un centre de décision.

Vous avez employé l’expression de « système politique normal ». Je ne sais pas ce dont il s’agit ; je ne comprends pas l’association de ces termes, qui me paraît, d’un point de vue idéologique, d’essence totalitaire.

La commission de la Défense nationale et des forces armées existe parce que la violence est inhérente à notre espèce. Les intérêts des États et des nations sont parfois divergents. Vous voulez supprimer la dissuasion nucléaire : par quoi allez-vous remplacer les relations entre nations ? Niez-vous que la France ait des intérêts ? Souhaitez-vous, à terme, une société mondiale sans nations et sans États ? Si tel est le cas, ce qui semblerait cohérent avec votre démarche, nous naviguons en pleine utopie : la violence existe, la défense en est le nécessaire corollaire, et les États auront toujours des intérêts divergents.

Vous en appelez à notre fibre pro-européenne, comme si la dissuasion empêchait la construction de l’Europe. Les résultats des prochaines élections européennes suffiront pour mesurer que c’est le divorce profond entre les citoyens et la construction européenne telle qu’elle est conduite aujourd’hui, pas la dissuasion nucléaire, qui constitue un obstacle

Votre raisonnement serait cohérent si vous alliez jusqu’au bout, sans vous arrêter à votre envie de désarmer, tout à votre désir d’un monde sans violence, qui restera une utopie tant que notre espèce sera ce qu’elle est.

M. Philippe Folliot. Il est légitime que vous vous exprimiez devant notre commission, la connaissance du sujet que nous traitons ici méritant d’être approfondie sans tabou. Vos convictions, qu’elles soient ou non partagées, sont respectables.

Comment analysez-vous les efforts de réduction de ses capacités nucléaires que la France a déjà faits ? Selon de nombreuses personnes auditionnées, nous sommes arrivés à un niveau de stricte suffisance, un seuil en deçà duquel la possession d’armes nucléaires n’aurait plus aucun effet dissuasif.

Nous vivons dans un monde globalisé où nos décisions dépendent de celles des autres. Il existe cinq puissances nucléaires officielles, trois le sont de fait et d’autres aspirent à ce statut. Vous êtes actifs en Europe et aux États-Unis ; que faites-vous vis-à-vis de la Russie, de la Chine, d’Israël, de l’Inde, du Pakistan ou d’autres pays pour éviter la prolifération des armes nucléaires ? Il n’est pas dit qu’un désarmement unilatéral – en l’occurrence celui de la France – ait forcément un impact positif sur l’ensemble de ces pays.

M. Christophe Guilloteau. Autant les précédentes auditions ont pu se révéler intéressantes, autant aujourd’hui nous tombons bien bas. Sommes-nous dans le farfelu, l’irréalisme, l’irresponsabilité ? J’avoue être surpris.

D’abord, pourquoi Lyon – ma circonscription ? Il y a, dans le monde, des villes plus susceptibles que Lyon d’être victimes de représailles ou d’erreur nucléaire.

M. Jean-Marie Collin. Parce que nous y habitons, tout simplement.

M. Christophe Guilloteau. Vous vous référez souvent, dans votre discours, à la société civile. Qu’entendez-vous par là ? Il me semble que je fais partie de la société civile ; je ne suis pas né député et, du moins je l’espère, je ne mourrai pas député. Peut-être est-ce à vous, même si c’est un peu plus compliqué, d’entrer dans la vie publique ; vous verriez sans doute les choses différemment.

Qu’est-ce que le GRIP : quels sont ses moyens, qui le finance, quels sont les pays derrière ? Vous vous dites « chercheurs associés », mais associés à quoi ? Vous assénez vos points de vue comme des vérités, mais ces vérités ne sont pas révélées et encore moins partagées.

Madame la présidente, si vous avez voulu garder le meilleur pour la fin, nous sommes servis !

M. Jean-Marie Collin. Merci, monsieur Candelier, pour votre intervention. Je sais que vous êtes membre du PNND. Merci aussi de bien vouloir signer notre appel aux parlementaires, comme l’ont déjà fait plus de 300 parlementaires à travers le monde, qu’ils soient russes, pakistanais, israéliens, américains ou autres.

Monsieur Dhuicq, vous n’avez sans doute pas eu l’occasion de discuter avec des Hibakusha, ces personnes qui ont vécu les drames de Hiroshima et de Nagasaki. Sinon, vous comprendriez mieux ce qu’elles ont vécu et la sensibilité des Japonais à cette question.

M. Nicolas Dhuicq. Et ceux qui sont morts sous les bombes incendiaires américaines ?

M. Jean-Marie Collin. Le drame est le même, mais nous parlons ici d’armes nucléaires qui ne sont pas des armes conventionnelles. Comme l’a rappelé M. Candelier, les armes chimiques et bactériologiques, qui sont des armes de destruction massive, ont été interdites par des traités ; pourquoi n’est-ce pas le cas des armes nucléaires ?

À propos de Hiroshima et Nagasaki, je vous conseille la lecture de Five Myths about Nuclear Weapons, un livre qui a fait le tour du monde et que je viens de traduire pour le GRIP. Son auteur revient sur le mythe selon lequel c’est l’arme nucléaire qui aurait mis un terme à la guerre dans le Pacifique.

Quant à la violence, dissuasion nucléaire ou pas, il y en aura toujours dans le monde. Nous n’appelons pas, comme vous le croyez, à un monde utopique dans lequel le 14 juillet serait un jour de défilé d’enfants, comme cela existe ailleurs à travers le monde. Nous demandons bel et bien une armée forte.

Pour ce qui est de la destination des sommes dégagées par la suppression des armes nucléaires, il ne nous appartient pas de la déterminer : c’est votre travail, mesdames et messieurs les députés.

Certaines de nos propositions ont été reprises par des parlementaires. Les députés du groupe UDI se sont ainsi déclarés favorables à la suppression des FAS. M. Morin l’a même répété hier, me semble-t-il, sur Sud-Radio.

Monsieur Folliot, qui détermine le niveau de « stricte suffisance » ? Il y a vingt ans, il était à trois composantes, aujourd’hui il est à deux. Pourquoi ne pourrions-nous pas diminuer plus encore le nombre d’ogives nucléaires ?

Bien que l’Inde, Israël et le Pakistan ne soient pas reconnus officiellement comme puissances nucléaires, et que ces pays ne reconnaissent pas eux-mêmes le TNP, le droit international humanitaire ou le droit coutumier leur fait obligation, comme aux autres puissances nucléaires, d’aller vers le désarmement nucléaire. Or la France n’a pas beaucoup poussé la négociation en cours pour la création d’une zone exempte d’armes nucléaires en Israël, alors que, en 2012, devait se tenir à Helsinki une conférence réunissant l’ensemble des acteurs de la région pour parvenir à l’élimination des armes de destruction massive, tant chimiques que bactériologiques ou nucléaires. Vous-mêmes, mesdames et messieurs les députés, forts de notre statut de grand vendeur d’armes à l’Inde et au Pakistan, peut-être pourriez-vous faire pression pour que ces pays s’accordent sur un règlement et la diminution de leurs arsenaux nucléaires.

Le réseau PNND que je représente compte 800 membres à travers le monde, qui sont par exemple des parlementaires britanniques, russes, israéliens. Il y a même deux Iraniens. Je concède qu’il n’y a pas de parlementaire chinois, car il est assez compliqué de leur parler. Peut-être auriez-vous pu profiter de la visite en France du président chinois, il y a trois semaines, pour entamer des démarches.

Des actions ont été menées dans l’ensemble de l’hémisphère sud et un peu dans l’hémisphère nord en faveur de la création de ZEAN ou de l’application du protocole additionnel de l’AIEA ou du TNP. La prolifération nucléaire reste un problème, c’est une évidence. Dès lors, pourquoi, lors du sommet sur la sécurité nucléaire qui s’est tenu à La Haye il y a trois semaines, seules ont été évoquées les matières nucléaires civiles et en rien les matières nucléaires militaires ?

Nous n’avons jamais préconisé un désarmement unilatéral mais bien un désarmement multilatéral, même s’il faut reconnaître que, jusqu’à présent, la France a toujours procédé à un désarmement unilatéral.

Quant à M. Guilloteau, qui a eu des propos aussi aimables à notre endroit qu’envers le général Norlain avec qui j’ai co-écrit Arrêtez la bombe !, c’est avec grand plaisir que je lui enverrai des études réalisées sur Rotterdam, Vienne, Mexico, Oslo et Moscou – il verra que les conclusions sont les mêmes que pour Lyon.

S’agissant du GRIP, si vous vous renseignez correctement, vous apprendrez qu’il s’agit d’un organisme créé il y a plus de trente ans en Belgique. Ce think tank est totalement indépendant, contrairement peut-être à certains think tank français que vous avez auditionnés en début d’année, dont la majorité du budget est alimenté par le ministère de la Défense et par le ministère des Affaires étrangères. Le GRIP est un organisme composé d’une trentaine de chercheurs, reconnu par le ministère de la Défense qui l’associe souvent à des études notamment sur les questions d’armes légères, et bientôt, j’espère, sur la dissuasion nucléaire.

M. Christophe Guilloteau. Qu’en est-il du financement du GRIP ?

M. Jean-Marie Collin. Il provient principalement d’études commandées par la région wallonne, par exemple, puisque la Belgique est un important producteur d’armes légères, par le gouvernement du Luxembourg, par l’Union européenne aussi. Que l’on fasse des conférences avec Greenpeace ou que l’on fasse des conférences financées par SAGEM ou EADS, pourquoi cela serait-il plus un problème ?

Patrice Bouveret. Pour ce qui est de l’Observatoire des armements, la recherche et le fonctionnement sont financés par des dons.

Bien sûr que la suppression des armes nucléaires ne fera pas disparaître tous les problèmes de la société ni la violence. Du reste, nous ne travaillons pas uniquement sur les armes nucléaires ; nous nous intéressons également à la réduction des armes au sens large comme moyen de faire reculer la violence. Car même si elle ne l’explique pas en totalité, leur diffusion massive est un facteur de violence sur lequel nous pouvons essayer d’agir. Certes, bien d’autres voies existent pour tâcher d’orienter la société vers un mode de fonctionnement coopératif plutôt que compétitif, pour aller vers un monde de paix – et pourquoi ne pas parler d’utopie ? Or la France, en plaçant l’arme nucléaire au cœur de sa stratégie, en fondant sa sécurité sur la menace de l’anéantissement des autres, ne donne pas le signal d’une évolution en ce sens.

Nous tâchons de travailler dans tous les pays, en réseau, à la fois au niveau européen et au niveau international. Nous participons ainsi à une campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) ; et un groupe en Israël avait par exemple organisé une conférence dans ce cadre. Nous nous efforçons d’agir partout où c’est possible au niveau de la société civile, et il est indéniable que cela est plus difficile dans certains pays, en Chine par exemple.

Pour revenir sur l’étude sur Lyon, nous n’avons pas choisi cette ville seulement parce que nous y habitons ; c’est aussi parce que c’est une ville carrefour. Hiroshima est certes la référence en matière d’explosion d’une bombe nucléaire, mais dans une ville moderne comme Lyon, les conséquences seraient tout autres : il y aurait beaucoup plus de morts et une bien plus grande désorganisation sociale. De plus, la présence de la base aérienne du mont Verdun à proximité pourrait bien faire de la capitale du Rhône une cible en cas de conflit, sans compter que la Suisse et l’Italie ne sont pas très loin.

M. Philippe Nauche. La dissuasion nucléaire est un trait de caractère de notre pays ; elle participe d’une forme d’équilibre instable du monde. Pour certaines personnes que nous avons auditionnées, elle a joué son rôle en évitant que des conflits ne dégénèrent. Pendant la Guerre froide, elle aurait permis de contenir les tensions, de même qu’elle le ferait aujourd’hui entre l’Inde et le Pakistan, entre la Chine et la Russie.

J’entends bien votre vœu d’un désarmement nucléaire, que nous pourrions tous souhaiter dans un monde idéal. Toutefois, par quoi remplaceriez-vous la dissuasion comme élément d’équilibre permettant d’éviter que des conflits entre pays ne dégénèrent ?

M. Philippe Folliot. Je tiens à préciser que l’UDI a pris position pour un abandon progressif de la deuxième composante à l’horizon 2030, libre au candidat centriste à la prochaine élection présidentielle de la faire évoluer. Nous nous sommes déterminés en constatant la faiblesse des moyens dans certaines composantes traditionnelles ainsi que l’insuffisante couverture des besoins de nos forces en transport tactique, dues au contexte budgétaire contraint.

M. François de Rugy. Le groupe écologiste se félicite que ce débat permette à tous les points de vue d’être entendus. Je précise à l’attention de nos deux invités que nous l’avions lancé dans l’hémicycle, lors de l’examen du projet de loi de programmation militaire, mais que le ministre avait renvoyé cette discussion à un débat proprement parlementaire. Puisse ce travail de longue haleine mené par notre commission déboucher sur un débat en séance ! Les députés qui ne sont pas membres de notre commission devraient pouvoir y prendre pleinement part, car il touche non seulement à notre stratégie de défense mais aussi à des questions politiques fondamentales, philosophiques même.

Un de nos collègues a laissé entendre que vous étiez un lobby, s’est demandé par qui vous étiez financés, sans qu’on sache bien quelles étaient ses arrière-pensées. J’ai entendu, derrière moi, que d’autres organisations étaient financées par la CIA ; je ne sais pas si c’est votre cas, ni, du reste, si vous le diriez. Je tiens à signaler comme l’une des plus intéressantes à mes yeux, l’audition du général Bentégeat qui a affirmé l’existence d’un lobby du nucléaire au sein de l’armée et a admis en faire partie. À côté de cela, la présence de quelques organisations non-gouvernementales, sans doute fort peu dotées, me paraît assez normale. Je ne vois pas là en quoi nous serions tombés bien bas, considération que je trouve particulièrement incorrecte et ridicule.

Chacun des chefs d’état-major que nous avons auditionnés, tant de l’armée de l’air que de la marine, a soutenu la nécessité d’une composante nucléaire dans chaque armée et défendu, par là, un point de vue particulier qui n’est pas celui de l’intérêt général. C’est tout à fait normal.

Enfin, l’ambassadeur du Royaume-Uni en France a souligné devant nous que lorsque Tony Blair a décidé d’abandonner la composante aérienne britannique, il s’agissait d’un geste politique unilatéral, destiné à contribuer au désarmement nucléaire international, mais qui a eu des conséquences budgétaires concrètes débordant les seules têtes nucléaires ou les avions qui les portaient.

M. Philippe Meunier. Vous êtes, messieurs, les héritiers de ceux qui manifestaient, il y a quelques décennies, en Allemagne, contre l’installation des missiles Pershing voulue par les États-Unis d’Amérique et l’OTAN, en criant : « Plutôt rouges que morts ! » Il y avait, à l’époque, les « militants pastèques » – rouge à l’intérieur et verts à l’extérieur – et « les idiots utiles », comme les appellent les marxistes, qui servaient très bien, sans s’en rendre compte, la cause soviétique. Heureusement, François Mitterrand a su y résister et s’allier à Ronald Reagan pour faire face à l’Union soviétique. C’est cette « confrontation nucléaire » qui a permis l’effondrement du bloc communiste et de rendre la liberté à un grand nombre de citoyens d’Europe de l’Est.

Il n’y a plus d’Union soviétique, me direz-vous ; mais d’autres nations se dotent d’armes nucléaires. Comme vous vous placez souvent dans le domaine de la morale, en citant notamment les témoignages de victimes de Hiroshima – oubliant au passage celles de Dresde ou de toutes ces villes françaises bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale –, je vous dirai que c’est aussi parce qu’il y a eu des armes nucléaires que nous avons pu préserver les civils. Nous ne devons pas l’oublier.

Il est normal de discuter de ces questions mais, à un moment donné, il faut en revenir aux « fondamentaux ». C’est pourquoi je vous demande de réfléchir un peu à l’histoire, à ses conséquences et au rôle qu’a joué la dissuasion nucléaire française dans la préservation de notre liberté.

Mme Cécile Duflot. Je suis surprise par certains propos sur un sujet qui mérite un débat sérieux. Alors que la France est engagée dans plusieurs opérations extérieures avec des difficultés de moyens, il est légitime d’avoir un débat ouvert sur l’ensemble de leur affectation. Environ 23 milliards d’euros seraient consacrés à la dissuasion nucléaire dans la LPM ; la question se pose de leur pertinence. Quant au débat moral, il ne m’apparaît pas du tout illégitime.

Au moins pourrions-nous aborder la question de manière pragmatique. Dans les années 70, certains auraient, en effet, justifié l’existence de la composante terrestre et l’utilisation du plateau d’Albion. Sa disparition n’a pas permis d’entamer cette réflexion, d’autant plus nécessaire que, déjà en 2007, j’avais bénéficié d’une écoute très attentive de la part des membres de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, présidée par Jean-Claude Mallet. Or mon discours, j’en suis sûre, aurait pu susciter les mêmes sarcasmes que ceux que je viens d’entendre. Je rappelle que la question qui nous est posée est l’utilité et la pertinence de la dissuasion nucléaire.

Comme l’a souligné Philippe Nauche, la dissuasion fait partie de notre identité et il est certain que, dans la psychologie collective de notre pays, la détention de l’arme nucléaire est associée à la puissance de la France, à l’image du général de Gaulle – encore très prégnante puisque nous travaillons ici avec l’une de ses citations sous les yeux. Aussi le débat touche-t-il à une forme d’irrationalité. Je crois profondément que cette question de l’identité, de l’irrationnel existe et, en tant que parlementaires, nous devons l’aborder avec franchise.

Savoir si c’est la dissuasion nucléaire qui a permis d’empêcher une nouvelle guerre mondiale est un vaste sujet ; seulement, nous sommes en 2014 et les questions géopolitiques ne sont plus les mêmes, les modes d’intervention militaire sont différents. Chacun sait bien que l’utilisation de l’arme nucléaire n’aurait aucune espèce d’efficacité en Ukraine, pas plus qu’au Mali ou en Centrafrique, alors même que notre intervention est souhaitée. La France est aujourd’hui reconnue, même par de grands pays, pour ses compétences militaires d’intervention sur des théâtres d’opérations très complexes et pas uniquement, voire pas du tout, parce qu’elle détient l’arme atomique.

Nous devons donc en débattre largement, y compris du point de vue budgétaire. Si une partie des économies liées à l’abandon, dans un premier temps, de la deuxième composante, pouvait être réaffectée à l’armement classique et au fonctionnement de nos armées de plus en plus souvent appelées sur des théâtres d’opérations extérieurs, ne serait-ce pas une meilleure garantie du statut de la France que la préservation difficile d’une identité liée aux années 60 et non au début du XXIe siècle ?

Enfin, dans le cadre de la mise en œuvre d’un traité que nous avons signé et aux termes duquel nous nous engageons au désarmement, la France fait-elle partie de ceux qui contribuent à avancer sur le chemin d’un désarmement multilatéral ou bien agit-elle comme un frein ? Quel est le rôle des autres puissances nucléaires reconnues et quelle est la position des pays qui n’ont pas signé le TNP : l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord ?

Patrice Bouveret. Pour ce qui concerne l’équilibre international, beaucoup dépend du renforcement de l’ONU et de l’OSCE comme lieux de débat avec une autre répartition des pouvoirs que celle qui prévaut actuellement. Même s’il n’y a pas de lien historique entre les deux phénomènes, le fait que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, disposant du droit de veto, soient également les cinq puissances nucléaires reconnues, constitue un frein à l’évolution du débat lui-même sur le désarmement nucléaire. Alors qu’existe un traité d’interdiction des armes chimiques, un traité d’interdiction des armes biologiques, il sera beaucoup plus difficile, à cause de la configuration que je viens d’évoquer, d’obtenir un traité d’interdiction des armes nucléaires : aucun des « cinq » n’entendra remettre en cause sa place dans le concert des nations.

Il conviendrait donc de changer la composition du Conseil de sécurité créée après la Seconde Guerre mondiale, de lui donner un visage plus régional. Le monde a changé et ne pourra pas fonctionner éternellement selon un schéma reposant sur cette inégalité institutionnelle, verrouillée par l’arme nucléaire. Nous devons réfléchir à un monde plus égalitaire. Or la France, qui pourrait jouir d’une certaine crédibilité, de par son histoire notamment, pourrait engager une telle dynamique. Elle pourrait commencer par l’abandon de la seconde composante, manifestant de la sorte sa volonté d’aller vers un autre monde.

C’était d’ailleurs l’idée qui sous-tendait le TNP. La France est très active dans la lutte contre la prolifération nucléaire ou au sujet de l’accès au nucléaire civil, mais pour ce qui est du désarmement, elle bloque les débats. Or le TNP est un tout et ses trois piliers doivent se construire de concert. C’est pourquoi, sous l’impulsion de la Norvège, certains États ont pris l’initiative de réunir des conférences intergouvernementales sur les conséquences des armes nucléaires. La conférence de mai 2015, à New York, mettra en évidence que si les cinq puissances nucléaires n’avancent pas sur ce troisième pilier, on court à l’éclatement du TNP. Pour nous, ce risque est grave.

Nous ne sommes pas seulement des utopistes, même si certains d’entre nous ont manifesté au moment des Euromissiles. « Plutôt rouges que morts » n’étaient pas le slogan de tous les manifestants ni le seul ; certains conduisaient des réflexions assez poussées. Le fait qu’alors on se soit mobilisé en Europe, qu’on ait noué des contacts avec des dissidents des pays de l’Est a largement contribué à l’effondrement du bloc de l’Est. Les situations sont toujours plus complexes qu’on ne pense et il faut éviter les visions trop caricaturales.

M. Jean-Marie Collin. Comme l’a indiqué M. Nauche, l’équilibre est instable, donc, pour forcer un peu le trait, ce n’est plus l’équilibre. Voilà ce qui pose problème aujourd’hui, par exemple entre l’Inde et le Pakistan, alors même que ces deux États sont dotés de l’arme nucléaire. Ces dix dernières années, on a traversé des moments critiques où l’on a frôlé l’utilisation de l’arme nucléaire – il a fallu l’intervention de la diplomatie américaine ou britannique pour l’éviter. L’arme nucléaire ne joue donc pas tant sur cette instabilité.

Comprenez bien le changement de paradigme en cours à travers le monde. Admettons l’hypothèse que l’arme nucléaire a permis d’assurer l’équilibre du monde et d’éviter des guerres pendant la Guerre froide ; la majorité des États du monde ont rempli leur obligation de non-prolifération, « heureux » peut-être de bénéficier du parapluie nucléaire de l’OTAN ou de celui de l’Union soviétique. Aujourd’hui, ces mêmes États constatent que le monde a changé et se rendent compte que les armes nucléaires détenues par les neuf puissances nucléaires présentent pour eux un danger. C’est sur ce point que nous souhaitons que vous nous entendiez, et que vous abandonniez vos idées préconçues et reçues. Les Suisses, à propos de leurs amis français, les Norvégiens, à propos de leurs amis britanniques, les Belges, en voyant des armes nucléaires américaines stationnées sur leur territoire, se disent que si jamais ces armements devaient exploser pour des raisons accidentelles ou s’il devait y avoir une attaque terroriste, leurs économies et la sécurité de leurs concitoyens seraient en danger. Partant, par conséquent, du constat que ces armes nucléaires n’ont plus lieu d’être, qu’elles ne jouent plus un rôle « d’équilibre » entre les nations, nous devons parvenir à leur élimination. C’est pourquoi plus de 146 États se sont réunis pour aider à la mise en œuvre du TNP.

Un échec de ce TNP l’année prochaine serait très dangereux pour la société civile, pour les ONG, mais aussi pour les États, car il serait alors fort probable que de nouveaux États décident de se doter d’armes nucléaires, alors qu’ils ne sont aujourd’hui que huit à en disposer – plus peut-être la Corée du Nord à propos de laquelle subsistent des doutes quant à sa capacité à utiliser ses ogives nucléaires. Parmi ces nouveaux États, l’Iran n’est pas le seul « grand ennemi » de l’Europe : l’Arabie Saoudite dispose de missiles à moyenne portée. L’échec du TNP entraînerait donc un basculement vers l’intensification de la course aux armements conventionnels et une importante prolifération nucléaire.

La France a mené des actions utiles en matière de désarmement unilatéral et nous n’avons jamais avancé qu’elle était un mauvais élève du désarmement nucléaire. Elle a renoncé à l’une des composantes, décidé de démanteler une partie de sa force océanique, passant de six à quatre sous-marins, fermé ses usines d’enrichissement. Je rappelle que le stock non-officiel d’uranium enrichi est de 30 tonnes et celui de plutonium de cinq tonnes, ce qui laisse de la marge pour la création de futures armes nucléaires.

Reste qu’aujourd’hui elle barre la route du désarmement. Discutez donc avec des diplomates de pays amis, allemands ou italiens, par exemple, pour vous en rendre compte. Ce ne sont pas seulement les Îles Marshall qui attaquent la République française auprès de la Cour internationale de justice pour non-respect de ses obligations internationales. Mme Duflot a rappelé cette idée préconçue selon laquelle, sans l’arme nucléaire, la France ne serait plus une grande puissance ou perdrait de ses moyens. Je vous demande de réfléchir au futur et de ne pas penser qu’au passé, monsieur Meunier. Nous devons conjurer tous ensemble un échec du TNP en 2015. Nous vous avertissons avec sérieux : le danger est réel. C’est pourquoi la conférence de Vienne qui se tiendra au mois de décembre est aussi placée sous l’égide du TNP, comme l’a bien indiqué le ministre autrichien des Affaires étrangères. La France a un rôle moteur à jouer ; nous pouvons mener des négociations avec les Chinois, par exemple, sur les questions de désarmement.

Mme la présidente Patricia Adam. Merci pour votre intervention très intéressante et utile à l’information de la commission.

La séance est levée à dix-heures cinquante.

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