Il est encore trop tôt pour identifier toutes les leçons à tirer de la crise du COVID-19, qui affecte, dans chacun des États et au plan mondial, la santé, l’économie, la gouvernance, la coopération internationale et européenne et plus encore. Cependant, on discerne déjà au moins cinq menaces ou risques que la pandémie fait peser sur la sécurité internationale dans le contexte actuel. Comment y répondre ?
1. La pandémie risque de ralentir, voire d’affaiblir les efforts de maîtrise des armements et de désarmement
Parmi les nombreux événements annulés ou reportés en raison de la crise sanitaire mondiale figure la Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui devait se tenir à New York à fin avril 2020. Elle est maintenant reportée à une date ultérieure, au plus tard en avril 2021. Ce rassemblement de toutes les parties au TNP (tous les États membres des Nations Unies sauf l’Inde, Israël, la Corée du Nord, le Pakistan et le Soudan du Sud) devait célébrer le 50ème anniversaire de l’entrée en vigueur de cet important traité, qui a limité la propagation des armes nucléaires.
À l’ordre du jour, le contrôle strict de l’usage purement civil des installations nucléaires des pays non dotés de l’arme nucléaire, le soutien au développement pacifique de l’énergie nucléaire et surtout le désarmement nucléaire, conformément à l’article VI du TNP. Ce désarmement est d’autant plus urgent que le que les dispositifs russo-américains de maîtrise des armements sont progressivement démantelés [1], ce qui ouvre la voie à une course aux armements débridée. La plupart des experts estiment désormais que le risque de guerre nucléaire est plus élevé que pendant la guerre froide !
Il est dès lors urgent que la France et l’Europe, malgré la crise sanitaire qui accapare l’attention de leurs dirigeants, fassent valoir expressément aux États-Unis et à la Russie l’importance pour leur sécurité d’une prolongation du Traité New START, voire d’un renforcement de ses dispositions. Elles doivent tout autant dénoncer solennellement les risques qu’un nouvel échec de la conférence d’examen du TNP ferait courir au régime de non-prolifération lui-même.
2. Les effets de la pandémie sont aggravés par la priorité donnée aux dépenses militaires sur les dépenses de santé et, plus généralement, sur les dépenses sociales
En 2018, le montant des dépenses mondiales [2] pour les armes et le personnel militaire a atteint 1 822 milliards de dollars (soit 2,6% du PIB nominal mondial). Les exportations d’armes classiques, elles, totalisent en moyenne 130 milliards de dollars par an. En outre, toutes les puissances nucléaires ont déjà mis en œuvre ou prévoient une modernisation majeure de leurs ogives nucléaires et de leurs vecteurs : par ex. 1 700 milliards de dollars pour les États-Unis jusqu’en 2046 ; 60 milliards de dollars pour les systèmes stratégiques de la Russie entre 2011 et 2020 ; 255 milliards de dollars pour le Royaume-Uni jusqu’aux années 2040 ; 41 milliards de dollars pour la France entre 2019 et 2025 (une augmentation de 60% par rapport à la période quinquennale précédente !).
Maintenant que le monde souffre des effets de la pandémie de COVID-19, avec plusieurs dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de décès attendus, les gouvernements sont critiqués pour ne pas avoir suffisamment investi dans la santé publique alors qu’ils augmentaient les dépenses militaires. Ces critiques sont étayées par des recherches. Une étude menée en 2018 montre ainsi que l’augmentation des dépenses militaires a « un impact négatif sur les dépenses de santé et [devient] donc un facteur de risque important pour la santé de la population et le bien-être individuel ». Concrètement, une augmentation de 1% des dépenses militaires se traduit par une diminution de 0,62% des dépenses de santé, voire une baisse de près de 1% dans les pays pauvres.
3. La pandémie met en lumière les risques d’une méconnaissance des données de la science
Les dirigeants mondiaux ont trop longtemps ignoré les avertissements sérieux exprimés par la communauté scientifique sur la menace que représentaient les pandémies. En Chine, au début de l’épidémie, des lanceurs d’alerte ont été arrêtés pour « propagation de panique ». Malgré les signes avant-coureurs déjà identifiés lors des épidémies précédentes, les dirigeants européens n’ont pas appliqué de mesures sévères de confinement et de dépistage à grande échelle des patients potentiels, car ils pensaient que le coronavirus ne serait pas suffisamment contagieux.
Il est bien sûr difficile de réagir en temps opportun avec des mesures appropriées lorsque toutes les données scientifiques ne sont pas encore disponibles. Mais des mesures de précaution plus significatives ‒ sinon des mesures radicales ‒ auraient dû être prises. Une analogie peut être faite avec le refus de prendre sérieusement en compte les avertissements répétés d’experts sur la crise climatique ou les conséquences humanitaires des armes nucléaires.
À cet égard, il semble inapproprié de tenter de mobiliser les populations et de promouvoir l’unité nationale en recourant à la rhétorique militaire : « la guerre contre le COVID-19 », « combattants en première ligne », « champ de bataille », « arme contre le virus », etc. De telles métaphores tendent à exclure tout débat démocratique sur la validité des mesures prises ou toute critique pouvant provenir de la communauté scientifique. De plus, elles banalisent des situations de guerre réelles comme en Syrie ou au Yémen, où de nombreuses autres victimes sont à déplorer. Le recours à du personnel militaire pour aider les intervenants civils en matière de santé ou remplir certaines fonctions de sécurité est, bien sûr, le bienvenu, mais il ne fera finalement que mettre en évidence les insuffisances des ressources de la santé publique résultant des dépenses militaires excessives des gouvernements.
4. La pandémie démontre la gravité des risques biologiques et la nécessité d’une application stricte de la convention d’interdiction des armes biologiques
Que la pandémie ait débuté à la suite d’une insuffisance des contrôles sanitaires en Chine, d’une dissémination accidentelle, de négligences ou d’un retard dans l’action des pouvoirs publics dans le monde, elle peut servir de signal d’alarme sur la gravité des risques biologiques [3]. Cette approche globale a été depuis 2003 au centre des discussions sur la mise en œuvre de la Convention de 1972 sur les armes biologiques et à toxines (CIAB) entre les gouvernements, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la communauté scientifique, la société civile et l’industrie des biotechnologies.
Si des acteurs étatiques ou non étatiques voulaient propager la maladie comme une arme (ce qui peut être facilité par un accès simple à des techniques telles que la recombinaison d’ADN ou la manipulation génétique), ils devraient être dissuadés par des mesures fortes de prévention, de répression si nécessaire et de protection des populations comme en cas d’épidémies naturelles. L’accent doit par ailleurs être mis sur le contrôle du respect des dispositions de la Convention de 1972, malgré la résistance prévisible des industries concernées.
5. La pandémie illustre les dangers de l’unilatéralisme et la nécessité absolue d’une approche multilatérale et coordonnée
Comme les autres menaces transnationales pour la sécurité dans un monde globalisé ‒ changement climatique et phénomènes météorologiques extrêmes, terrorisme, criminalité organisée, y compris la cybercriminalité et les trafics de tous ordres, la prolifération des armes, etc. ‒ les épidémies et les pandémies ne connaissent pas de frontières.
Il devrait donc être clairement compréhensible que les réponses à de telles menaces ne peuvent être que globales, multilatérales et fondées sur la coopération plutôt que sur des mesures individuelles, unilatérales ou égoïstes.
Pourtant, la réaction dans la plupart des cas, y compris en Europe, a consisté à isoler les pays et fermer les frontières, sans chercher à coordonner les stratégies nationales et en ne mutualisant les moyens qu’à très petite échelle. Des réseaux d’échange de données scientifiques et de bonnes pratiques se sont certes mis en place, à l’échelle régionale (Europe) et globale mais leur renforcement et leur pérennisation sont indispensables, notamment dans le cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Quant aux comportements non coopératifs (lutte pour les masques et les respirateurs), ils sont inadmissibles et doivent être dénoncés comme des atteintes à la santé publique d’autres nations. Des règles contraignantes de coopération devraient dès lors être édictées sous la forme d’un traité, tant à l’échelle mondiale (ONU, OMS) que régionale. L’Union européenne devrait ainsi élargir ses attributions à des missions de coordination des politiques nationales et de mise en commun des ressources dans le domaine de la santé publique.
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La solidarité humaine ne doit pas devenir une victime de la pandémie de COVID 19. C’est un nouveau système mondial fondé sur la sécurité humaine qu’il faut bâtir. On pourrait à cet égard s’inspirer de certaines recommandations pertinentes formulées par des acteurs humanitaires de premier plan dans le domaine de la lutte contre la pandémie de COVID 19. Elles consistent à :
1) accorder la priorité à la santé publique ; 2) aider les pays les moins avancés et les personnes les plus vulnérables au sein des sociétés ; 3) coordonner les efforts avec les autres pays et régions, notamment par le biais des organisations internationales ou régionales ; 4) lutter contre les réponses xénophobes, racistes ou autoritaires ainsi que contre la désinformation ; 5) soutenir la création de « couloirs humanitaires » ou de cessez-le-feu dans les situations de conflit pour permettre l’acheminement de l’aide et le traitement des patients.
Marc Finaud, Michel Drain et Paul Quilès d’après la tribune en anglais de Marc Finaud : Lire l’article en anglais
[1] Retrait américain des traités sur la limitation des systèmes antibalistiques (ABM) et sur l’interdiction des missiles nucléaires à moyenne portée basés au sol (INF), expiration prochaine du Traité New START de limitation des armements nucléaires stratégiques sans perspective de reconduction.
[2] Chiffres fournis par le SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) qui publie chaque année les chiffres des dépenses militaires mondiales, ainsi que ceux du commerce international des armements classiques.
[3] Qu’il s’agisse de l’épidémie naturelle ou de l’emploi délibéré par des acteurs étatiques ou non étatiques.