Ce qui n’était jusqu’à lors que des mots est devenue une réalité avec l’adoption par le Parlement ce jeudi 28 juin de la loi de programmation militaire…
Article de Paul Quilès dans le Huffington Post du 29/06/2018
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Depuis 2012, des bribes d’information sont régulièrement publiées par des journalistes et des parlementaires pour défendre la nécessité d’un doublement du budget de l’armement nucléaire. Ce qui n’était jusqu’ici que des mots est devenu une réalité avec l’adoption par le Parlement ce jeudi 28 juin de la loi de programmation militaire (LPM), qui acte un budget de la dissuasion nucléaire en hausse de 60 % par rapport à la LPM précédente!
Alors que le Président de la République, le gouvernement et de nombreux autres responsables politiques affirment la nécessité d’une réduction de la dépense publique, il est étonnant que l’augmentation des crédits de l’armement nucléaire suscite si peu d’interrogations ou de critiques publiques. À moins que cela ne soit tout simplement dû à des manœuvres politiques pour écarter les sujets sensibles et assurer ainsi la fabrication de L’illusion nucléaire.
Le poids des crédits de l’armement nucléaire dans le budget de la défense depuis 2015
Le budget de la défense voté pour l’année 2018 s’établit, hors pensions, à 34,2 milliards d’euros (Mds €) de crédits budgétaires, soit 1,8 Mds € de plus que ceux inscrits en loi de finances pour 2017. Selon Florence Parly, Ministre des Armées: « C’est un effort inédit, le point de départ d’une remontée en puissance exceptionnelle, puisque chaque année ensuite, et ceci jusqu’en 2022, le budget du ministère des Armées augmentera de 1,7 milliard par an ». Au sein de ce budget, les crédits d’équipement bénéficient d’une hausse sensible, puisque leur montant s’élève à 18,5 Mds € contre 17,3 Mds € en 2017, 17 Mds € en 2016 et enfin 16,7 Mds € en 2015.
Quant aux crédits de l’armement nucléaire, ils représentent, comme les années précédentes, plus du cinquième (21,8 %) du total des crédits d’équipement. Ils ne cessent d’augmenter depuis 2015 et dépassent à présent la barre des 4 Mds € (plus précisément 4,04 Mds€).
Cette hausse était déjà inscrite dans la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2014 à 2019 qui avait affecté un montant total de 23,3 Mds € à la dissuasion nucléaire. Ce choix budgétaire avait suscité des critiques, même chez les parlementaires favorables à la dissuasion. Lors du débat parlementaire de novembre 2013 sur la LPM 2014-2019, rare occasion d’un examen public et contradictoire de l’effort financier en faveur de l’arme nucléaire, le député Yves Fromion (UMP) avait, par exemple, exprimé son inquiétude dans les termes suivants: « la part des crédits dédiés à la dissuasion atteint pratiquement 50 % de celle destinée à l’équipement conventionnel: 23,3 Mds € d’une part, 49,2 Mds € d’autre part ». Il s’était inquiété de ce déséquilibre en considérant que la cohérence de notre défense devait reposer « sur l’adéquation entre des forces conventionnelles au niveau suffisant et notre dissuasion nucléaire ». Une même inquiétude avait été exprimée par le député Guy Tessier (UMP), qui s’alarmait de ce que les forces conventionnelles soient sacrifiées au profit des forces nucléaires, transformant la France en une « Suisse nucléaire incapable de se projeter au-delà de ses frontières ».
L’armement nucléaire dans la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2019 à 2025
La LPM a pour objet de définir sur une période pluriannuelle, le montant des dépenses militaires et leur répartition par grandes catégories afin de garantir aux armées un flux de ressources de moyen terme compatible avec le bon déroulement de leurs missions. Les LPM contiennent en conséquence une définition des objectifs de la politique de défense, des prévisions d’équipement et de format des forces et une programmation des besoins financiers qui en découlent. Le Parlement vote la LPM qui n’a cependant, dans ses dispositions financières, qu’une valeur d’orientation politique puisque l’attribution effective des crédits dépend des lois de finances annuelles.
Tant l’adoption de la LPM que celle des budgets annuels de la défense devraient constituer des moments privilégiés du débat public. En réalité, le Parlement n’a plus, dans la pratique actuelle, qu’un rôle secondaire en matière de budget militaire et, plus largement, de politique de défense. L’organisation du débat parlementaire sur la nouvelle LPM pour la période 2019-2025 en est une illustration. Il n’est prévu à l’Assemblée nationale que trois jours de débats pour examiner cette loi qui prévoit notamment une masse de dépenses de 296 Mds € pour les années 2019 à 2025, dont 37 Mds € pour l’armement nucléaire afin d' »engager le renouvellement des deux composantes tout en garantissant la tenue de la posture permanente de dissuasion ».
S’agissant de cet armement, le débat parlementaire ne peut être que de pure forme: le Président Macron n’a-t-il pas déclaré, lors de ses vœux aux armées le 23 janvier 2018: « Tous les débats sont légitimes, mais ils sont aujourd’hui tranchés. La dissuasion fait partie de notre histoire, de notre stratégie de défense, et elle le restera »? Quant au renouvellement de l’armement nucléaire existant, il a également été annoncé, dans le même discours, par le Président de la République, sans qu’il soit question d’un quelconque débat parlementaire sur la question: « Je lancerai, au cours de ce quinquennat, les travaux de renouvellement de nos deux composantes, dont la complémentarité ne fait pas de doute : la force océanique qui, par la permanence à la mer, nous protège de toute surprise stratégique, et la composante aérienne qui, par sa démonstrativité, fait partie du dialogue de dissuasion. »
C’est une curiosité du système politique de la Ve République que des décisions militaires aux conséquences politiques et financières d’une telle ampleur puissent être prises sans réel débat et sans contribution significative du Parlement. Cet effacement du Parlement est d’autant moins acceptable que les programmes industriels et technologiques relatifs au renouvellement des forces nucléaires devront, selon le député Jean-Jacques Bridey, aujourd’hui Président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, « assurer que la dissuasion française demeurera indépendante jusqu’en 2080 ». S’agit-il d’enchaîner à l’atome militaire des secteurs entiers de l’activité industrielle française jusqu’à la fin du siècle, sans réelle implication du Parlement et des citoyens dans ce choix d’importance majeure?
Pire, l’illusion d’un consensus parlementaire a été construite par de véritables tours de passe-passe. L’exemple le plus criant est cette volonté de ne pas voir apparaître un amendement déposé par la sénatrice Conway-Mouret (PS), qui proposait qu’un « grand débat national soit initié afin que les citoyens s’approprient cette thématique ». Le président Cambon (Républicain), avec le soutien du gouvernement, lui a demandé de le retirer sous le prétexte que « c’est quelque chose de très compliqué et de très lourd à organiser ». De plus, a-t-il poursuivi, il ne serait pas judicieux de mettre en lumière les opposants à cette politique ! Apparemment, la sécurité des Français ne mérite pas de débat public ! Quelle est cette démocratie où l’on ne souhaite pas entendre des avis contraires ?
Plus de 6 milliards par an pour la dissuasion nucléaire vers 2025 !
Les projections effectuées par le ministère de la Défense pour évaluer les implications budgétaires du renouvellement des deux composantes de la dissuasion font apparaître, à l’horizon 2025, un besoin de financement annuel global de l’armement nucléaire de l’ordre de 5,5 à 6 Mds €, en euros constants aux prix de 2017. Au sein de ce besoin total, les dépenses supplémentaires entraînées par les programmes de renouvellement se situeraient, à la même échéance, à un niveau annuel de 2,5 Mds €, compte non tenu des probables dépassements de coûts, habituels dans la réalisation des grands projets d’armement, notamment en matière nucléaire.
Les indications données par le gouvernement en ce domaine restent cependant imprécises, ce qui illustre une nouvelle fois l’absence de transparence du financement de l’arme nucléaire. On peut parler à ce propos d’un véritable déni de démocratie qui masque aux parlementaires la réalité budgétaire des programmes nucléaires militaires. L’action dissuasion au sein du programme budgétaire 146 (Équipement des forces) est loin de représenter la totalité de cette réalité. Elle est dotée de 3,25 Mds € en crédits de paiement dans le projet de loi de finances pour 2018, alors que le dossier de presse chiffre à 4,04 Mds € le total des crédits de paiement affectés à la dissuasion. Lorsqu’il se prononcera sur l’armement nucléaire, le Parlement votera donc sur des montants incomplets.
Le flou entretenu sur le coût réel de la modernisation de l’armement nucléaire montre à quel point les responsables politiques et militaires hésitent à accepter une pleine transparence sur les conséquences de leurs choix stratégiques en faveur de cet armement.
Au-delà de la question budgétaire, se pose celle du respect par la France des engagements qu’elle a pris en adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en 1992. Ce traité oblige en effet dans son article VI les États dotés de l’arme nucléaire « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Le fait que les autres États parties au TNP et plus largement, les autres États nucléaires conduisent également des programmes de modernisation de leur armement nucléaire ne retire rien à la validité juridique de cette obligation.
Comme l’ont souligné d’anciens responsables politiques et militaires américains, dépenser moins dans le développement des arsenaux nucléaires renforcerait en réalité notre sécurité. Un euro dépensé dans la modernisation des forces nucléaires est un euro retiré aux autres besoins de notre défense, comme l’adaptation des forces de sécurité extérieures et intérieures aux nouvelles menaces telles que le terrorisme ou les cyberattaques. Non seulement l’armement nucléaire grève le budget d’une charge considérable mais, loin d’assurer la sécurité du pays, il l’affaiblit en réalité.