Les explications du Président de la République et du Ministre des affaires étrangères concernant les bombardements effectués en Syrie par les forces américaines, françaises et britanniques sont insuffisantes et contradictoires.
Ci-dessous, article de Paul Quilès paru dans le Huffington Post du 17 avril 2018 sous le titre « L’intervention française en Syrie est un bombardement qui ne fait rien avancer ».
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Les explications du Président de la République et du Ministre des affaires étrangères concernant les bombardements effectués en Syrie par les forces américaines, françaises et britanniques sont insuffisantes et contradictoires.
On nous dit que la « ligne rouge » a été franchie par le régime de Bachar el Assad, sans que l’on sache qui est habilité à la fixer, en l’absence d’accord au Conseil de sécurité de l’ONU. De quel droit un ou plusieurs pays peuvent se substituer aux organisations internationales compétentes pour apprécier et juger ces crimes de masse ? Qui est habilité à définir la sanction et à « punir » ?
Comment peut-on dire que l’intervention est « légitime » en invoquant le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies alors que celui-ci prévoit[1] que la décision d’intervenir militairement est le fait du Conseil de sécurité et pas de tel ou tel État qui s’érige en justicier international ?
Quant à la référence qu’a faite le ministre des Affaires étrangères à la résolution 2118 du Conseil de sécurité ayant pour objet l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, adoptée à l’unanimité le 27 septembre 2013, elle n’est pas complète. Ici aussi, il est bien précisé que c’est le Conseil de sécurité qui prend la décision d’intervenir militairement en cas d’emploi d’armes chimiques.
L’emploi de la force en dehors des dispositions de la Charte des Nations Unies comporte de graves risques. Malgré ses grandes insuffisances, l’ONU reste une instance indispensable pour le règlement de la plupart des conflits dans le monde. Pour éviter les blocages comme celui qui vient encore de se produire, il faudrait que soit reprise la proposition faite au secrétaire général de l’ONU le 2 décembre 2004, qui recommandait que le droit de veto ne soit pas utilisé au Conseil de sécurité « en cas de génocide ou de violation massive des droits de l’Homme ». La France se devrait de proposer à nouveau[2] cette remise en cause du privilège dont dispose le « club des cinq » depuis 1945, privilège aujourd’hui abusif alors que notre monde ne ressemble plus, par bien des aspects, à celui de la fin de la seconde guerre mondiale.
Par ailleurs, comment peut-on affirmer que « l’opération est réussie sur le plan militaire » sans donner de précisions sur l’efficacité des frappes réalisées par les 105 missiles (85 américains, 12 français[3], 8 britanniques), dont 76 tirés sur le seul Centre de recherche et de développement de Barzeh. La Russie, pourtant traitée de « complice » des utilisateurs de l’armement chimique, avait été informée des frappes et, très probablement, les responsables russes ont prévenu les Syriens….qui ont pu déménager une partie de leurs stocks.
Comment se fait-il que les grandes puissances n’aient pas accordé plus d’importance à la bonne application de la « Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction », que la Syrie a fini par ratifier en 2013 ? On aimerait savoir pourquoi les responsables qui s’indignent aujourd’hui ne se sont pas plus mobilisés à la lecture des rapports publiés par l’OIAC (Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques) depuis 2014 sur les stocks d’armement chimique encore présents en Syrie et sur leur utilisation.
Il ne suffit pas de s’indigner, de façon un peu hypocrite, face aux terribles effets des « armes inhumaines » et de plaider pour la destruction des « armes de destruction massive » (biologiques, chimiques, nucléaires). Il faut aussi regarder en face certaines réalités :
– la Convention d’Ottawa (1999) interdisait les mines antipersonnel. Une trentaine de pays – notamment producteurs !- sont demeurés hors de la Convention (dont USA, Russie, Chine, Inde, Iran…)
– la Convention d’Oslo (2010) interdisant les armes à sous-munitions. Elle n’a pas été signée par les USA, la Russie, la Chine, Israël, l’Inde, le Pakistan.
– le protocole de Genève (1925) interdisait déjà l’utilisation des armes biologiques et chimiques et des gaz asphyxiants. Les USA ne l’ont ratifié qu’en 1975 !
– la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction a été signée à Paris le 14 janvier 1993. Le traité est entré en vigueur le 29 avril 1997. Il a été ratifié par 192 Etats. Ne l’ont pas ratifié notamment: l’Égypte, la Corée du Nord, Israël. Tous les stocks déclarés n’ont pas encore été détruits (USA, Irak).
– concernant l’attitude des grands États à l’égard des « armes inhumaines », il ne faut pas oublier le massacre d’Halabja (16-19 mars 1988). Cette ville kurde a été soumise à une « attaque punitive » de Saddam Hussein avec des armes chimiques. Le bombardement a fait près de 5000 morts et entre 7000 et 10 000 blessés. Il entrait dans le cadre de l’opération « Anfal » menée par le régime irakien et qui s’est traduite par la destruction de 2000 villages et de 12 villes, entraînant la mort de 200 000 Kurdes. Les Irakiens ont également utilisé à de nombreuses reprises des armes chimiques contre les forces iraniennes, au moins à partir de 1983. A cette époque, les Occidentaux soutenaient l’Irak dans sa guerre contre l’Iran. Les USA ont attendu la fin 1990, après l’invasion du Koweït par Saddam Hussein, pour attribuer le massacre d’Halabja à l’Irak….et pas à l’Iran !
Quant au traité d’interdiction des armes nucléaires, rédigé par une majorité d’États de l’ONU qui est en cours de signature au niveau international, il est l’objet d’un silence pudique et hypocrite de la part des grands États qui se présentent comme les garants de la paix et du droit international. Il va bien falloir pourtant s’intéresser de près à cette terrible « arme de destruction massive », tout aussi « inhumaine » que l’arme chimique et susceptible de massacrer des millions de « civils innocents », pour reprendre la terminologie largement utilisée ces derniers jours.
Quelles seront les conséquences du bombardement qui vient d’être infligé par 3 pays occidentaux à la Syrie ? L’enquête de l’OIAC dira si les stocks d’armement chimique syriens ont-ils été totalement détruits. Quant au régime de Bachar el Assad, il n’est pas sûr qu’il soit affaibli et qu’il ne conservera pas le soutien actif de la Russie.
De nombreuses questions se posent dans ce Moyen Orient devenu de plus en plus dangereux pour la paix mondiale, avec la constitution de blocs antagonistes de plus en plus enclins à préférer les solutions militaires à la diplomatie. L’heure semble pourtant à présent venue de reprendre le dialogue avec toutes les parties pour parvenir à un cessez-le-feu général et à un règlement durable du conflit syrien sur la base des principes[4] adoptés à l’unanimité par le Conseil de sécurité en 2015.
(1) – Voici les 3 articles du Chapitre VII qui définissent les conditions dans lesquelles peuvent être menées des « actions en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agressions » :
Article 39 : Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
Article 41 : Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.
Article 42 : Si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’Article 41 seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies.
(2) – Suggestion faite par François Hollande à la tribune des Nations Unies.
(3) – La frégate LANGUEDOC a lancé 3 missiles navals mer-sol SCALP EG à partir de la Méditerranée. Les 5 Rafale and les 4 Mirage ont lancé 9 missiles de croisière air-sol Storm Shadow/SCALP EG.
(4) – Processus politique dirigé par les Syriens et facilité par l’ONU en vue de mettre en place « une gouvernance crédible, inclusive et non sectaire », d’adopter une nouvelle constitution et d’organiser des élections « libres et régulières » sous la supervision de l’ONU (résolution 2254).