Les armes nucléaires et le droit international – Patrick Zahnd

Les armes nucléaires et le droit international
Patrick ZAHND

1. Un monde au bord « d’une catastrophe totale » et un droit international menacé.

Je commencerai mon propos par un plaidoyer pour le Droit International et en particulier le DIH en ce moment d’insécurité globale dans un monde devenu très dangereux et de menaces grandissantes à l’intégrité et crédibilité de ces normes internationales parmi les plus impératives et à la paix.

1.1 Un monde au bord de l’abime.

Sans vouloir être « un semeur de panique » comme Günther Anders l’était en son temps, on peut observer que des dirigeants de puissances nucléaires, états les plus militarisés du monde, semblent avoir « choisi le suicide collectif » pour faire référence à Albert Camus. Ils semblent avoir aussi oublié, une fois de plus, les exigences du droit international et « qu’une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit pas être menée » ou encore que cette « menace absolue » est « trop grande pour être conçue et pensée » ? Une 3e guerre mondiale est-elle à nos portes entend-on de ci, de là avec de plus en plus d’insistance.

Si elle n’a pas déjà commencé ? Une guerre qui menace à chaque instant d’être nucléaire. Il est difficile d’y croire et pourtant la question est posée presque chaque jour et les scénarios du pire sont discutés sérieusement dans nos médias, et allées du pouvoir. Bluff ou pas, le risque est grand d’un dérapage avec des dirigeants des puissances nucléaires paraissant imprévisibles, engagés dans une course aux armements y compris nucléaire, qui semblent faire fi de leurs obligations en matière de droit international tant humanitaire que du désarmement, avec la quasi-totalité des traités de contrôle des armes dénoncés ou non ratifiés et des mécanismes de contrôle qui ont disparus ou encore des lignes de dialogue suspendues.

Je pourrais ajouter un certain déni ou oubli des « conséquences humanitaires catastrophiques » qu’engendrerait toute détonation et radiations nucléaire et le constat pourtant partagé par les P5 qu’’une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et qu’elle ne doit donc pas être livrée ». Oublié aussi que pour tous les Etats du G20, dont les P5 que les armes nucléaires, leur emploi ou la menace de leur emploi sont « inacceptables » ? Oublié enfin que l’intérêt national de quelques-uns ne saurait pourtant prévaloir sur la satisfaction des intérêts globaux de tous les autres face aux menaces globales actuelles.

Et cela quand des périls globaux tout aussi existentiels menacent aussi la survie du vivant et de l’humanité toute entière, que le temps et les ressources nous sont comptés, c’est pure folie.

« Comme si la destruction avait le pouvoir de construire. Comme si l’écrasement physique était une réserve d’avenir » pour reprendre les termes de Dominique Eddé.

Et c’est de droit dont je vais parler. De droit international humanitaire plus précisément qui détermine la légalité de toute arme et de ses emplois.

Les armes nucléaires et la doctrine de dissuasion.

Il est quand même préoccupant que le rôle des armes nucléaires dans les stratégies militaires des états nucléaires et dans leurs doctrines de dissuasion n’ait cessé d’augmenter au détriment du paradigme humanitaire.   La pertinence d’une telles doctrine est d’autant plus discutable que la menace d’usage des armes nucléaires est attentatoire au droit international qui oblige tous les Etats et que beaucoup la considère comme obsolète, dangereuse, coûteuse mais aussi incitative à la prolifération des armes nucléaires. Contribuant à affaiblir l’objectif de désarmement nucléaire tout en menaçant la paix et la sécurité.

1.2 Défendre l’intégrité du DIP et DIH.

L’urgence est donc au respect, en particulier par les puissances nucléaires, de leurs obligations les plus impératives en matière de droit international et en particulier du Droit International Humanitaire (DIH) et de défendre l’intégrité ses principes fondamentaux et règles d’application erga omnes qui sont pour la plupart les plus impératives qui soient et s’imposent à tous.

En constatant tous les jours que violer ces normes c’est ouvrir le champ à la barbarie et que, en matière d’armes nucléaires, c’est prendre le risque du pire.

Je me dois aussi d’atténuer légèrement ce constat glaçant en saluant quelques bonnes nouvelles comme l’octroi par le Comité Nobel de son Prix de la Paix à Nihon Hidankyo qui nous rappelle que le monde restera en danger aussi longtemps qu’existeront des armes nucléaires. Ou encore les décisions récentes des cours internationales (CIJ et CPI).

2. Le droit international, en particulier le DIH et les armes nucléaires

L’emploi d’armes nucléaires et la menace de leur emploi d’armes nucléaires constituent des violations du droit international en particulier du DIH  y compris de la Charte qui sont constitutives des pires crimes internationaux : génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

Ce constat justifie qu’elles ne soient plus jamais utilisées mais aussi, comme c’est le cas aujourd’hui avec le TIAN, traité de DIH, qu’elles soient interdites et éliminées.

Le désarmement général et complet donc leur élimination est déjà inscrite dans le droit du désarmement, article VI du TNP auquel sont parties les P5.

2.1. Le DIH et les armes nucléaires

C’est le DIH qui détermine la légalité d’une arme quelle qu’elle soit et celle de la manière de les utiliser, c’est à dire qui détermine la légalité de la conduite des hostilités.   Le TIAN, traité de DIH, en est l’expression en droit positif.

C’est sur cette base que les armes de destruction massive y compris nucléaire sont interdites par des traités spécifiques et règles coutumières y compris des principes d’humanité et des exigences de la conscience publique contenus dans la Clause de Martens.

La France dit au contraire et à tort que les règles et principes fondamentaux de DIH régulant la conduite des hostilités « n’interdisent ni ne réglementent l’emploi des armes nucléaires ».    

J’apporterai la contradiction à ce « mensonge » en reprenant des arguments juridiques développés dans notre Argumentaire présenté aujourd’hui pour la première fois (« 20 mensonges sur les armes nucléaires et comment y répondre) que je vous invite à vous procurer. 

Nous contestons une telle affirmation sur la base essentiellement du DIH, –  ou jus in bello, dont les normes et principes fondamentaux doivent être respectés « en toutes circonstances », c’est à dire, entre autres, quel que soit la légalité du recours à la force, même « dans des circonstances extrêmes de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause ».

Souvenons-nous que le DIH est totalement autonome du jus ad bellum c’est à dire du droit au recours à la force contenu dans la Charte des Nations Unies.  Il s’applique donc sans réserve, y compris en cas de « légitime défense » ou quand « la survie même d’un état serait en cause ».  N’est-ce-pas le cas de tout conflit armé qui sont régulés par le DIH.  Il n’y a pas d’exception à cette affirmation.

Laissez-moi éclairer mon propos en faisant brièvement référence à quelques-uns des fondements juridiques justifiant l’interdiction et élimination des armes nucléaires pour des raisons humanitaires (et non de sécurité) qui sont au cœur – et dans le Préambule – du TIAN

2.1.1. La Déclaration de Saint Pétersbourg, 1868

Il y a d’abord la référence à la Déclaration de Saint Pétersbourg de 1868 qui est de nature coutumière donc contraignante qui garde toute son actualité. Elle énonce les principaux principes fondamentaux relatifs à la légalité des armes et du droit de la conduite des hostilités qui ont été repris depuis dans diverses conventions (La Haye 1899 et 1907) et normes coutumières. Je citerai juste trois des principes fondamentaux pertinents ici :

D’abord le plus important : Elle fixe « les limites techniques où les nécessités de la guerre doivent s’arrêter devant les exigences de l’humanité ». Ces limites techniques fixées en 1868 ont continué de guider l’examen de la légalité de toute arme classique comme de destruction massive jusqu’à aujourd’hui  et continueront à le faire pour celles de demain.  On comprend que ces limites seraient dépassées par l’emploi d’armes nucléaires.

Par ailleurs, eu égard à la doctrine de dissuasion nucléaire, les Etats « doivent s’arrêter devant les exigences de l’humanité », interroger leur capacité à maîtriser les technologies militaires et la souffrance humaine qu’ils sont prêts à infliger et autoriser dans la conduite de la guerre.

La Déclaration ajoute également que « le seul but légitime que les Etats doivent se proposer durant la guerre est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemiet non pas l’annihilation du pays ou de la planète – et que ce but serait dépassé par l’emploi d’armes qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat ou voudraient leur mort inévitable, et que l’emploi de pareilles armes serait dès lors contraire aux lois de l’humanité ».

En conséquence, il serait impossible d’employer et de menacer d’employer des telles armes de destruction massive dans le respect de ces principes.

2.1.2. Le Droit de la Conduite des Hostilités.

Il en est de même au regard des principes fondamentaux du droit de la conduite des hostilités du DIH qui interdit toute arme (moyens) et méthodes de guerre qui y dérogeraient.

Or, aucune arme nucléaire, quelle que soit sa taille ou sa puissance, ne pourrait être utilisée sans violer absolument TOUS les principes fondamentaux du droit de la conduite des hostilités en DIH que toutes les parties à tous les conflits armés doivent impérativement respecter. Absolument tous.  Ils sont rappelés dans le Préambule du TIAN pour contribuer à justifier l’interdiction de ces armes.

Le premier d’entre eux énonce que « dans tout conflit armé, le droit des Parties de choisir des méthodes de guerre n’est pas illimité » . Ne doutons pas que le choix des armes nucléaires contreviendrait à ce principe.

Est également « interdit l’emploi des armes (…) ainsi que des méthodes de guerre de nature à causer des maux superflus. Ne doutons pas que l’emploi d’armes nucléaires causerait de tels maux superflus ».  Ce qu’on appelle en version anglaise « Superflous injury and Unecessary suffering ».

Par ailleurs, il est « interdit d’utiliser des méthodes et moyens de guerre qui sont conçus pour causer (…) t des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel ».

Si l’interdiction formelle des armes nucléaires n’est pas formellement énoncée, leur utilisation violerait tous ces principes et les conséquences humanitaires catastrophiques qui résulteraient de leur emploi à court, moyen et long terme seraient. Lesquels principes sont énoncés dans le préambule du TIAN pour justifier l’interdiction de ces armes.

Il y a bien sûr, aussi les principes fondamentaux, je dirais cardinaux  régulant la conduite des hostilités qui seraient également tous violés par un emploi d’armes nucléaires : en premier lieu le principe de distinction, comme ceux de proportionnalité et de précaution en attaque visant à sauvegarder les personnes et les biens civils protégés ou à défaut, d’avoir recours à d’autres armes ou suspendre une opération militaire.

2.1.3. L’Avis Consultatif de la CIJ du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires

Je dirai ici quelques mots du fameux Avis Consultatif de la CIJ du 8 juillet 1996 que vous connaissez probablement tous.  Cet Avis a d’abord affirmé l’application des principes fondamentaux et règles du DIH à l’emploi et menace d’emploi des armes nucléaires et que « leur utilisation n’apparaît effectivement guère conciliable avec le respect de telles exigences ».

La Cour confirme  une règle de droit claire et impérative et qualifie ces principes de « intransgressibles » du droit international coutumier », autrement dit ,et sans le dire, de jus cogens.

Trois des juges ont clairement affirmé l’ illégalité sans de l’emploi de telles armes. Sans réserve.

Mais, de manière étrange, pour des raisons d’un autre ordre, elle ajoute à cette affirmation forte et fondée, une clause non-liquet (non-avis), sans véritable portée juridique, qui introduit une exception qui est légalement contestable puisque relevant du jus ad bellum (loi du recours à la force /Charte des NU). Or le DIH / jus in bello / DIH  s’applique est autonome et ne souffre ni n’admet aucune exception puisqu’il doit être respecté « en toutes circonstances », i.e. quelque soit la légalité du recours à la force par les parties à un conflit y compris donc « en cas extrême de légitime défense quand la survie de l’Etat est en jeu » (ce qui est le cas de tout conflit armé).  L’énoncé de la règle de droit prime.

C’est pourtant sur la base de cette clause et en référence à l’article 51 de la Charte, entre autres, que, comme on l’a vu, la France fonde en grande partie sa doctrine de dissuasion nucléaire et argumente pour contester l’affirmation de l’incompatibilité de ces armes, de leur emploi et menace d’emploi y compris dans les réserves et déclarations interprétatives introduites lors, par exemple, de la ratification du Protocole Additionnel II au Traité de Tlatelolco, en contradiction avec l’esprit du traité.

2.2. La position du CICR et du Mouvement de la Croix Rouge.

Je pourrais ajouter la position constante depuis 1945 du Comité International de la Croix Rouge (CICR), gardien du DIH avec celle du Mouvement de la Croix Rouge et du Croissant Rouge dans son ensemble. Ils n’ont cessé d’alerter sur les conséquences dévastatrices qu’auraient toute détonation nucléaire et de réaffirmer que les principes fondamentaux et règles de DIH applicable sont applicables aux armes nucléaires. Même en situation d’autodéfense.  Et qu’il est « extrêmement improbable » ( !) pour ne pas dire « impossible » que des armes nucléaires puissent être employées en conformité avec les principes et règles de DIH.

Il invoque un « impératif humanitaire » au vu des « conséquences humanitaires catastrophiques » que produirait tout emploi d’armes nucléaires «   et bien sûr « l’obligation de tous les Etats, en tout temps, de respecter le droit applicable, y compris le DIH » comme d’interdire et éliminer ces armes et s’engager à ne jamais les utiliser.

Sans relation avec ce qui précéde, je  voudrais ici saluer l’adoption d’une résolution dans le cadre de la Première Commission de l’AGNU en octobre dernier qui a créé un Panel d’experts scientifiques chargé d’étudier plus en détail et de manière scientifique les conséquences dévastatrices d’une guerre nucléaire.  On regrettera à cet égard, que la France ait voté contre ce projet.  Nous sommes tous encouragés à contribuer à ses travaux avec toutes nos compétences. Y compris IDN.

2.3. Le TIAN

Beaucoup a été déjà dit avant moi pour présenter ce traité historique de DIH. Je mentionnerai juste quelques mots.

D’abord le nombre chaque année plus important d’Etats parties.  Il sont aujourd’hui 73 Etats quand 21 sont juste signataires du traité.  Il a introduit, pour des raisons humanitaires dans le droit positif l’interdiction, l’élimination les armes nucléaires, leur possession, emploi comme menace d’emploi, stockage etc. ainsi que les essais nucléaires pour violer tous les principes fondamentaux du DIH que j’ai évoqué et qui sont rappelés dans le Préambule et en raison des « conséquences humanitaires catastrophiques » que provoquerait toute détonation et radiation.  Le traité est complémentaire au TNP et représente une « mesure effective » pouvant conduire au désarmement nucléaire donc au respect de l’article VI du TNP. Le succès du Traité contribue à stigmatiser la possession et menace d’utilisation des armes nucléaires et à contribuer au nécessaire débat public global et national à leur sujet.

Le succès des deux premières conférences des états parties, la force  des déclarations et du plan d’action adoptés sont porteurs d’avenir et d’espoir.  Ils sont de nature à fortement contribuer au désarmement nucléaire et surtout à l’élimination des armes nucléaires.  La France devrait sérieusement considérer assister en observateur à la 3e réunion des Etats Parties en mars 2025 et cesser de laisser sa chaise vide.  Le moment est venu. Surtout en ce moment critique :

2.4. Le TNP, son article VI et les conférences de révision

Je ne m’étendrai pas sur ce point déjà abordé par d’autres orateurs.

(Si le TNP a réussi à prévenir, pour l’essentiel, la prolifération nucléaire, le non-respect de son article VI par les puissances nucléaires comme l’échec des deux dernières conférences d’examen à adopter un document final par consensus, de respecter les mesures contenues dans les documents finaux adoptés (2010 par ex.) ou encore le probable échec de la suivante, affectent la crédibilité du traité, son intégrité et possiblement son existence.  Ils  sont autant d’éléments de nature à remettre en cause l’ objectif de « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Ceux qui suivent ces travaux et débats en connaissent les raisons et les responsables. Ceux-ci ont aussi réussi à rendre le texte du Pacte sur le Futur adopté en septembre 2024 par L’AGNU d’une grande faiblesse sur ce sujet. L’engagement des Etats « à travailler à un monde libre d’armes nucléaires » est contredit par l’absence de progrès en matière de désarmement nucléaire, par l’existence même des doctrines de dissuasion et par l’absence de respect du droit international en la matière et son érosion. )

En conclusion, et face à cette évolution si préoccupante, j’évoquerai l’invitation du professeur Jean Ziegler, à faire « appel à une « insurrection des consciences » pour faire triompher le droit ».

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