Téhéran / Washington : un risque d’embrasement nucléaire ?

L’Iran a déclaré dimanche que le gouvernement de la République islamique avait décidé d’appliquer une “cinquième et dernière étape” dans la réduction de ses engagements dans le cadre de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien. La télévision d’Etat a souligné que Téhéran ne respecterait plus aucune des limites fixées dans le pacte sur le nombre de centrifugeuses d’uranium que l’Iran pourrait utiliser. Cette annonce intervient après deux jours d’une dangereuse escalade des tensions entre Téhéran et Washington.

Deux jours après l'élimination de Soleimani, Téhéran a annoncé une nouvelle étape de désengagement du JCPOA.
Deux jours après l’élimination de Soleimani, Téhéran a annoncé une nouvelle étape de désengagement du JCPOA.

La mort de Soleimani a mis le feu aux poudres

Le 3 janvier, un raid aérien a ciblé un convoi près de l’aéroport international de Bagdad (Irak), tuant dix personnes. Le puissant général iranien Qassem Soleimani a perdu la vie dans le bombardement, provoquant un séisme dans l’ensemble du Moyen-Orient. Formé au sein des Gardiens de la révolution, Soleimani était devenu le chef de leur unité d’élite, la force al-Qods. Il était une figure majeure du régime de Téhéran, aussi bien dans son pays qu’à l’étranger.

Ainsi, il dirigeait les opérations extérieures de la République islamique. Soleimani a joué un rôle majeur dans l’influence grandissante de l’Iran au Moyen-Orient, au point d’en incarner le symbole. Surnommé le fantôme, il était à la fois le stratège et le principal exécutant de la politique iranienne à l’étranger. Artisan du soutien de l’Iran à Bachar al-Assad en Syrie, le général œuvrait également en Irak, au Liban ou encore au Yémen.

Le Pentagone a dit vouloir dissuader l’Iran de tout projet d’attaque. Il accusait Soleimani de fomenter des “plans pour attaquer des diplomates et des soldats américains dans la région”. L’élimination chirurgicale de Soleimani est un véritable coup de tonnerre pour l’Iran. Il laisse redouter une nouvelle escalade meurtrière entre Téhéran et Washington.

De nombreux appels à la vengeance depuis Téhéran

Les appels à la vengeance se sont en effet multipliés en Iran, mais aussi chez ses proches alliés. De concert, ils ont dénoncé un “assassinat”. Hassan Rohani a menacé les États-Unis, déclarant qu’il n’y a “aucun doute sur le fait que la grande nation d’Iran et les autres nations libres de la région prendront leur revanche sur l’Amérique criminelle pour cet horrible meurtre”. Réuni en urgence, et, fait exceptionnel, en présence de l’ayatollah Khamenei, le Conseil suprême de sécurité nationale a promis une “vengeance” aux États-Unis, “au bon endroit et au bon moment”.

Les proches alliés de Téhéran ont également exprimé leur indignation. L’Irak a estimé que le raid américain constituait une “agression contre l’Irak, son État, son gouvernement et son peuple” qui allait “déclencher une guerre dévastatrice”. Le Parlement irakien a voté dimanche une résolution en faveur du départ des troupes américaines stationnées en Irak. Différentes milices – Hachd Al-Chaabi, le Hezbollah et l’Armée du Mahdi de Moqtada Sadr – ont demandé à leurs combattants de se “tenir prêts”.

Et Donald Trump ne joue pas la carte de l’apaisement. Il a promis des frappes contre des sites iraniens en cas de représailles de Téhéran. Le président américain a ajouté que les Etats-Unis opéreraient “peut-être de manière disproportionnée”, menaçant de cibler des sites culturels. Une telle action représenterait, selon le droit international, un crime de guerre. Il s’en est aussi pris à l’Irak, lui promettant de lourdes sanctions si les Etats-Unis étaient obligés de quitter le territoire.

La mort annoncée du JCPOA

Si les conséquences de l’assassinat de Soleimani relèvent pour l’heure de la spéculation, elles seront sans aucun doute profondes et multiples. En revanche, en menant ce raid aérien, les États-Unis auront fait une autre victime collatérale. Washington certainement donné le coup de grâce à l’accord sur le nucléaire iranien. Signé en juillet 2015, l’accord de Vienne – ou Plan d’action global conjoint (JCPOA) – avait pour objectif de garantir le caractère pacifique du programme nucléaire iranien. Imposant de sévères restrictions, l’accord autorisait l’Iran à poursuivre une activité nucléaire civile, à faible taux d’enrichissement d’uranium (3,67%), sans dépasser 300kg d’uranium enrichi stockés sur son sol. Ces seuils devaient rendre impossible pour Téhéran la fabrication d’une bombe atomique en moins d’un an. En échange, l’Iran obtenait la levée des sanctions internationales étouffant son économie.

L’accord se délite depuis que Trump l’a dénoncé en mai 2018. Les tensions entre l’Iran et les États-Unis ne cessent de s’accentuer depuis le retrait unilatéral de l’administration Trump en 2018 de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) et sa décision de réimposer des sanctions fortes contre le régime de Téhéran. Washington a fait de l’Iran son principal ennemi au Moyen-Orient. L’objectif avoué de Washington est d’exercer une pression maximale afin de contraindre Téhéran à accepter un nouvel accord élargi. Depuis le mois de mai et face à l’intransigeance des États-Unis et au manque de réaction des Européens, l’Iran fait de nouveau planer le spectre de l’arme atomique.

Une renonciation progressive et contrôlée de Téhéran

Téhéran a ainsi renoncé à une partie de ses engagements pris dans le cadre du JCPOA. S’appuyant sur l’article 36 de l’accord – la clause dit “less for less”, le régime iranien s’est affranchi, début juillet, de la limite imposée à ses réserves d’uranium faiblement enrichi et à ses stocks d’eau lourde. Téhéran a également relancé ses activités d’enrichissement d’uranium à un taux supérieur à 3,67%. Début septembre, le président iranien a annoncé mettre fin à toute limite en matière de recherche et développement dans le domaine nucléaire. Téhéran a ensuite approuvé la mise en route de 40 centrifugeuses avancées (de type IR-4 et IR-6) sur le site de Natanz, alors que le JCPOA n’autorise que des centrifugeuses de première génération, de type IR-1. Enfin, l’Iran avait annoncé la reprise de l’enrichissement d’uranium du site souterrain de Fordow.

Dimanche, l’annonce est intervenue après une réunion du Conseil de sécurité nationale pour discuter de la politique nucléaire iranienne. L’Iran a alors déclaré que Téhéran “ne fait plus face à aucune limitation dans ses opérations”. S’il n’a pas précisé les niveaux qu’atteindraient son programme, l’Iran a souligné qu’il n’y aurait plus aucun plafond à ses activités nucléaires. Le pays a ajouté que ces activités dépendraient désormais des “besoins techniques du pays”. Cela constitue la menace de prolifération nucléaire la plus claire jamais faite par l’Iran depuis deux ans.

L’échec de la médiation européenne

Si Trump l’avait dénoncé en 2018, les Européens, la Chine et la Russie espéraient encore pouvoir préserver le JCPOA. La signature du JCPOA avait pourtant représenté une victoire pour le multilatéralisme européen. Un temps, l’Europe avait espéré convaincre l’Iran avec la mise en place d’Instex, mécanisme de troc créé pour contourner les sanctions américaines en évitant d’utiliser le dollar. Instex ne dispose que de très peu de moyens financiers et ne peut pas répondre à la crise économique iranienne. À Biarritz, lors du G20, Emmanuel Macron avait ensuite tenté de négocier un nouvel accord entre Washington et Téhéran. En quatre points, ce plan devait engager l’Iran à se remettre en conformité avec ses engagements du JCPOA. En contrepartie, les États-Unis auraient levé les sanctions sur les exportations de pétrole iranien. L’Union Européenne devait également accorder une “bouée de sauvetage” de 15 milliards de dollars à Téhéran. Un échec, encore.

L’escalade des tensions avait même fini par forcer Bruxelles à “envisager tous les mécanismes du JCPOA, y compris le mécanisme des différends”. Celui-ci permet le renvoi du dossier devant le Conseil de Sécurité de l’ONU. Officiellement, la diplomatie européenne n’a pas renoncé. L’Union Européenne a multiplié les contacts avec Moscou, Pékin et même le ministre des Affaires étrangères iranien, invité à Bruxelles pour évoquer une désescalade. Vendredi, les ministres européens se retrouveront pour une session extraordinaire destinée à proposer des solutions à la crise iranienne. Mais, depuis le retrait de Trump, les Européens sont cantonnés au rôle d’observateurs impuissants et inquiets. L’Europe ne possède pas les armes diplomatiques pour lutter, et ne peut que se contenter d’exhorter les uns et les autres au calme. Leurs efforts pour sauver l’accord multilatéral semblent désormais voués à l’échec, même si les chancelleries européennes ont appelé au dialogue.

Une menace à relativiser ?

Ainsi, l’Union Européenne semble à court de solutions pour éviter l’embrasement entre Téhéran et Washington. Il est certes difficile de prévoir des scénarios dans une période aussi volatile. Il paraît cependant peu probable que la crise entre les deux États se transforme en un conflit nucléaire. Tout d’abord parce que, dans la continuité de ses précédents renoncements, l’Iran a calibré sa réponse. Les mesures de rétorsion, destinées à mettre la pression sur les Européens et à obliger Washington à modifier son approche, ont toujours été graduées. Une fois encore, l’Iran a déclaré qu’il poursuivrait sa coopération avec l’Agence internationale de l’Énergie atomique (AIEA). Téhéran a aussi insisté qu’il restait ouvert aux négociations avec les partenaires européens. Il n’a pas non plus renoncé à ses précédentes promesses de ne pas chercher à obtenir l’arme nucléaire.

En plus, l’Iran a laissé une porte de sortie aux Américains, en déclarant qu’il reviendrait dans l’accord si Washington levait les sanctions à son encontre. De même, l’Iran s’est abstenu de reprendre l’enrichissement d’uranium à 20%. Le taux d’enrichissement s’élève en réalité autour des 4,5%. En outre, si l’Iran se décidait finalement à poursuivre l’arme nucléaire, il lui faudrait plusieurs mois avant de posséder une quantité suffisante d’uranium enrichi. L’Iran devrait ensuite adapter ses missiles pour rendre possible la livraison d’ogives nucléaires. D’autre part, l’Iran ne possède pas la capacité de frapper le territoire métropolitain des États-Unis. En effet, le pays n’a pas de missiles balistiques intercontinentaux.

“Un monde plus dangereux”

Malgré la rhétorique menaçante des uns et des autres, le risque nucléaire demeure donc relatif à court terme. À long terme cependant, l’élimination de Soleimani semble avoir définitivement torpillé le JCPOA. Ni l’Europe, ni la Russie, ni même la Chine ne peuvent lutter contre les sanctions extraterritoriales américaines. Leur marge de manœuvre diplomatique est très réduite. Surtout, l’Europe serait prête à durcir sa position en déclenchant le mécanisme de règlement des différends du JCPOA. De plus, il paraît aujourd’hui impossible que les négociateurs iraniens puissent préserver la voie diplomatique imposée aux durs du régime. La porte de sortie laissée aux États-Unis n’est qu’illusoire. De son côté, Donald Trump n’abandonnera les sanctions qu’à condition que l’Iran ne signe un nouvel accord.

De quoi raviver le spectre d’une prolifération nucléaire au Moyen-Orient ? Si l’Iran devait se doter de l’arme nucléaire, la Turquie, l’Arabie Saoudite ou l’Égypte poursuivraient aussi la bombe atomique. À moyen terme, seul un changement de présidence aux États-Unis peut laisser espérer une résolution de crise entre Téhéran et Washington. En attendant les élections présidentielles de novembre, le risque d’un conflit conventionnel ouvert n’a jamais été aussi élevé depuis l’élection de Trump. “On se réveille dans un monde plus dangereux”, a regretté la secrétaire d’État aux Affaires européennes Amélie de Montchalin. Il est difficile de lui donner tort, d’autant qu’un embrasement du Moyen-Orient ne serait profitable à personne. Surtout pas à l’Europe qui, de par sa position géographique, ne peut que subir les conséquences des conflits du Moyen-Orient.

Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN

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Solène VIZIER

Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.
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Solène Vizier est diplômée d’un Master 2 Études Stratégiques. Passionnée de géopolitique, ses domaines de spécialisation concernent les mondes hispanophone et russophone, le désarmement nucléaire et la géopolitique du sport. Au sein d’IDN, elle est chargée du pôle “Rédaction”.

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Une réponse

  1. Il est grand temps de revenir aux fondamentaux: La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 des Nations Unies.