Depuis deux semaines, la montée en flèche des tensions autour du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, deux États dotés de l’arme nucléaire depuis 1998, inquiète fortement la communauté internationale. La capacité nucléaire des deux États n’a en rien stabilisé leur relation. Alors que le seuil d’utilisation nucléaire ne cesse de baisser, les deux pays se sont lancés dans une course aux armements nucléaires qui met en danger la sécurité de l’Asie du Sud et le régime de non-prolifération des armes nucléaires.
Depuis deux semaines, la montée en flèche des tensions entre l’Inde et le Pakistan, deux pays possédant l’arme nucléaire, inquiète fortement la communauté internationale. Après l’attaque-suicide d’un convoi des forces de sécurité indiennes, tuant 41 paramilitaires le 14 février dernier, les deux pays ont pris des mesures de plus en plus agressives l’un envers l’autre.
L’Inde, accusant le Pakistan d’être responsable de l’attentat à la bombe, a mené des frappes aériennes contre un camp d’entraînement djihadiste du groupe islamiste Jaish-e-Mohammed en territoire pakistanais mardi 26 février. Si l’Inde a justifié ce raid aérien, une première depuis 1971, par sa volonté d’assurer sa sécurité contre de futures attaques terroristes, le Pakistan a dénoncé une opération visant à frapper son territoire.
Le lendemain, Islamabad a déclaré avoir abattu deux avions de l’armée indienne entrés dans son espace aérien et avoir capturé un pilote, relâché par les autorités pakistanaises depuis. De son côté, New Delhi a affirmé avoir abattu un avion pakistanais. Depuis, la communauté internationale craint une escalade de la violence incontrôlable entre l’Inde et le Pakistan. Dernier épisode en date ce samedi, quatre personnes ont perdu la vie et au moins onze autres ont été blessées dans des combats armés dans la région frontalière du Cachemire.
Le Cachemire, au cœur des problèmes depuis 1947.
Alors que la Chine comme l’Union Européenne a appelé les deux pays à « la retenue », l’Inde et le Pakistan entretiennent une relation historiquement difficile, résultant de la partition violente des Indes britanniques en 1947 entre une Inde hindoue et un Pakistan musulman. Une région en particulier est au cœur des tensions : le Cachemire, région montagneuse himalayenne pour laquelle les deux pays se sont déjà affrontés au cours de deux guerres, en 1965 et en 1999. Divisé de facto entre l’Inde, le Pakistan et la Chine en 1947, le Cachemire est depuis revendiqué par New Delhi et Islamabad. La première revendique le contrôle total sur les parties pakistanaise et chinoise quand la seconde veut annexer la partie indienne.
Véritable poudrière, le Cachemire est le théâtre de poussées de violence régulières depuis maintenant plus de sept décennies. L’un des épisodes les plus meurtriers se produit en 1999, lors de la guerre du Kargil. New Delhi accuse alors Islamabad d’avoir infiltré sa partie du Cachemire avec des combattants islamistes et des soldats pakistanais pour s’emparer du glacier de Siachen et de soutenir en sous-main les infiltrations des indépendantistes, les organisations terroristes et la rébellion armée. Les combats feront plus de mille morts de part et d’autre de la ligne de contrôle.
Une crise entre deux puissances nucléaires.
La situation est aujourd’hui plus explosive que jamais dans un conflit où le nucléaire a compliqué le processus de paix. Depuis la confrontation des deux pays à Kargil en 1999, l’Asie du Sud est la seule région où la confrontation de deux puissances nucléaires frontalières est aussi volatile. L’avènement de la bombe atomique pakistanaise a limité les options de l’Inde pour affronter une armée pakistanaise, qui en a profité pour intensifier son soutien aux organisations djihadistes pakistanaises par le biais de ses services secrets. L’Inde ne pouvait alors risquer d’envahir le territoire de son voisin sans risquer une escalade nucléaire, malgré des provocations répétées en 1999, 2001-2002 et en 2008.
Selon certains, l’arme nucléaire indo-pakistanaise aurait contribué à la stabilité stratégique régionale en réduisant le risque de guerre à grande échelle. Pourtant, dans le même temps, elle accroît le risque d’affrontements de basse intensité – c’est le “paradoxe de la stabilité-instabilité” – et suscite des interrogations quant au moment où les deux États seraient prêts à recourir à l’arme nucléaire alors même que les États-Unis, voix du calme lors des précédentes crises, se sont désengagés de la région. Le premier ministre pakistanais Imran Kahn a annoncé qu’il rencontrerait les responsables du contrôle de l’arsenal nucléaire du pays et s’est lui-même inquiété d’une possible escalade nucléaire : « Dans l’histoire, ceux qui ont lancé une guerre en ignoraient l’issue. Je demande à l’Inde : avec les armes dont nous disposons, pouvons-nous nous permettre cette erreur de calcul ? ».
Une dangereuse course aux armements nucléaires.
La situation a en effet de quoi inquiéter. La course aux armements nucléaires dans laquelle se sont lancés les deux pays met en danger la stabilité du sous-continent indien. Depuis 1998, l’Inde et le Pakistan cherchent à renforcer leurs arsenaux et à perfectionner – ou obtenir – leur triade nucléaire. Le Pakistan, qui possédait 50 ogives nucléaires en 2007, développe rapidement ses capacités nucléaires et aurait aujourd’hui entre 140 et 150 ogives nucléaires. Un rapport de la Fondation Carnegie pour la paix internationale et du Centre Stimson estime que le Pakistan pourrait avoir 350 ogives opérationnelles d’ici à 50 ans et détenir le troisième arsenal nucléaire mondial dans une décennie. Le pays cherche également à développer sa capacité de seconde frappe, après avoir acquis la capacité de miniaturisation des armes nucléaires. Le Pakistan a notamment mis au point un dispositif de dissuasion basé en mer. Le dernier missile balistique en date, le Shaheen-3 (2 750 kilomètres de portée), a été conçu pour toucher tout le territoire indien.
L’Inde n’est pas en reste, avec 130 ogives opérationnelles. La gamme de missiles pakistanais Shaheen n’est qu’une réponse aux missiles indiens Agni – l’Agni V et l’Agni VI, en cours de développement, pourraient atteindre des portées supérieures à 5 000 et 10 000 kilomètres. L’Inde n’a cessé d’apporter des améliorations techniques à ses armes nucléaires depuis 1998. Elle a complété sa triade nucléaire en 2014 avec le lancement opérationnel d’un premier sous-marin nucléaire Arihant, et au moins trois autres sont en développement. Grâce à ses bombardiers nucléaires, l’Inde a acquis une capacité de pénétration non négligeable en cas de guerre régionale. Surtout, sa capacité de production de matière fissiles lui permettrait de posséder rapidement jusqu’à 180 ogives nucléaires opérationnelles. Une capacité qui pourrait encore augmenter avec la création d’une seconde usine d’enrichissement d’uranium en Inde. Enfin, elle aurait cinq nouveaux systèmes d’armes en cours de développement pour compléter ou remplacer son arsenal actuel.
Armes nucléaires tactiques et nouvelles doctrines
Le seuil à franchir pour qu’une guerre nucléaire éclate ne cesse de baisser entre les deux États. La doctrine nucléaire pakistanaise désigne une unique cible d’attaques nucléaires : l’Inde. Le Pakistan n’a jamais renoncé à la possibilité d’utiliser en premier l’arme nucléaire en riposte à une attaque conventionnelle, pour infliger des dommages graves et irrémédiables à son adversaire. Quatre scénarios sont envisagés pour une réplique nucléaire envers l’Inde : en cas d’occupation importante du territoire pakistanais, en cas de forte destruction des forces pakistanaises terrestres et aériennes, en cas d’étranglement de l’économie et en cas de déstabilisation du pays.
L’on assiste alors à un abaissement du seuil nucléaire, d’autant que le Pakistan s’est doté depuis 2011 de missiles nucléaires tactiques de faible intensité. L’un des nouveaux missiles à capacité nucléaire les plus controversés de l’arsenal pakistanais est le NASR. Le NASR, composé de quatre têtes nucléaires, est d’autant plus dangereux par sa très courte portée (70 kilomètres) qu’il semble être destiné à être utilisé sur un champ de bataille contre des troupes conventionnelles indiennes envahissant le pays.
De son côté, l’Inde a développé depuis 2004 la doctrine Cold Start : des représailles conventionnelles rapides seraient menées après une attaque irrégulière de la part du Pakistan, avec une mobilisation d’un demi-million de soldats en 72 heures et des attaques blindées sur le territoire pakistanais pour obtenir rapidement des objectifs limités sous le seuil nucléaire du Pakistan. Mais à cette doctrine s’opposent désormais les missiles NASR, créés spécifiquement pour répondre à ce genre d’attaques. Si l’Inde décidait à son tour d’acquérir des armes nucléaires tactiques, un conflit nucléaire en Asie du Sud pourrait alors devenir inévitable en cas de crise entre l’Inde et le Pakistan.
« L’exception nucléaire » : une menace pour le régime international de non-prolifération.
Pourtant, malgré la gravité des menaces que fait peser le nucléaire indo-pakistanais, l’Inde comme le Pakistan ont obtenu une sorte de dérogation implicite au régime international de non-prolifération des armes nucléaires. Les deux pays ont refusé de signer le Traité de non-prolifération des armes nucléaires, qui imposerait selon eux un « apartheid nucléaire » où les cinq États dotés légitimement de l’arme nucléaire ne respecteraient pas leurs engagements. Suite aux essais nucléaires de 1998, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1172 condamnant les développements nucléaires en Inde et au Pakistan, et interdisant toute coopération nucléaire civile avec ces deux États.
Pourtant, l’Inde et le Pakistan ont obtenu depuis 2005 leur reconnaissance de facto comme États nucléaires, et possèdent un statut dérogatoire au TNP qui leur permet de bénéficier des applications civiles du nucléaire, normalement réservées aux États non dotés ou à ceux ayant procédé à un essai nucléaire avant 1967. Ce traitement privilégié introduit un dangereux précédent et menace les fondements de la non-prolifération. Deux États non-signataires du TNP ont ainsi persisté dans leur programme atomique et ont obtenu l’aide de la communauté internationale – les États-Unis pour l’Inde, la Chine pour le Pakistan – au lieu d’être sanctionnés. Ils ont cherché à forcer la main à la communauté internationale pour faire reconnaître de facto une nouvelle catégorie d’États « disposant de capacités nucléaires militaire et responsables ». Quant à leur désarmement, les différentes propositions de l’Inde ou du Pakistan pour introduire des limites dans les arsenaux ou les doctrines nucléaires n’ont jamais abouti, à l’exception de la Déclaration conjointe de 2004 qui reconnaissait les capacités nucléaires respectives des deux pays comme un facteur de stabilité.
Il faut rappeler que les conséquences d’un affrontement nucléaire entre l’Inde et le Pakistan seraient dévastatrices. En 2007, des chercheurs des universités du New Jersey, du Colorado et de Californie estimaient qu’une telle guerre nucléaire provoquerait la mort de 21 millions de personnes en moins d’une semaine. Les prévisions globales annoncées par l’association International Physicians for the Prevention of Nuclear War en 2013 sont quant à elles catastrophiques : une guerre nucléaire entrainerait l’endommagement de la moitié de la couche d’ozone terrestre, et de tels changements climatiques et dévastations des cultures que la production alimentaire mondiale chuterait pendant une décennie. La famine mondiale en résultant mettrait en péril 2 milliards de personnes : un milliard de personnes déjà victimes de malnutrition ou dépendantes des importations alimentaires et 1,3 milliards de Chinois. L’effondrement économique de la Chine et l’Inde serait alors synonyme d’une crise économique mondiale sans précédent.
Solène Vizier, membre du Bureau d’IDN