Selon l’ancien Secrétaire à la Défense américain William Perry, le risque d’une guerre nucléaire n’a jamais été aussi élevé depuis la Guerre froide. Pendant des décennies, la dissuasion nucléaire a été présentée comme un instrument destiné à empêcher la guerre, reposant sur la peur de représailles dévastatrices en cas d’agression. Or les évolutions récentes tant des doctrines (telles la ‘Nuclear Posture Review’ annoncée par Donald Trump en février 2018) que des choix ou des aléas technologiques contribuent à briser ce tabou du « non-emploi ». Elles abaissent dangereusement le seuil d’utilisation des quelque 14 000 armes nucléaires existantes et entraînent le monde vers le cataclysme : recours aux missiles de croisière voire aux missiles hypersoniques, miniaturisation des têtes nucléaires, scénarios d’escalade vers le nucléaire en cas d’attaque conventionnelle, chimique, biologique, voire cybernétique, risques croissants d’utilisation accidentelle ou terroriste et de piratage informatique, etc. Ce risque est aggravé par les crises régionales (Inde-Pakistan, Moyen-Orient, Péninsule coréenne), la démolition systématique de l’architecture de contrôle qui avait assuré jusqu’ici la stabilité (traités ABM, INF, New START, Accord sur le Nucléaire iranien) et la course effrénée aux armements à laquelle se livrent les puissances nucléaires.
L’association Initiatives pour le Désarmement Nucléaire (IDN), présidée par Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, comme de nombreux Etats et personnalités dans le monde, est convaincue que la seule façon efficace d’empêcher la guerre nucléaire consiste non pas à accumuler, moderniser et rendre plus utilisables les armes nucléaires, mais à les éliminer. C’est pourquoi elle a présenté ou soutenu plusieurs mesures qui auraient pour effet, à court terme, de réduire le danger de guerre nucléaire, à moyen terme, d’empêcher la prolifération des armes nucléaires et, à et long terme, de les éliminer dans le cadre d’un processus multilatéral, progressif et contrôlé. La France peut jouer un rôle moteur dans ce processus et retrouver ainsi un espace d’initiative et d’influence.
Ces propositions, formulées notamment dans la perspective de la Conférence d’examen du Traité de Non-Prolifération (TNP) en 2020, sont ici résumées.
- réduire d’urgence le risque d’utilisation des armes nucléaires
1) Diminuer au niveau le plus bas possible le niveau d’alerte de forces nucléaires
Sur les quelque 3 000 armes nucléaires déployées par les Etats-Unis et la Russie, environ la moitié sont placées en alerte maximale, permettant un tir dans les minutes suivant la détection d’un lancement adverse. C’est ce statut qui risque de provoquer le déclenchement accidentel, par erreur ou non autorisé d’une guerre nucléaire. En particulier, les armes doivent être séparées de leurs vecteurs afin de laisser du temps aux décideurs d’intervenir pour éviter une telle catastrophe.
2) Négocier sans délai et sans condition préalable la dénucléarisation de la Péninsule coréenne dans un cadre multilatéral permettant des avantages mutuels
En priorité, le gel du programme nucléaire et balistique nord-coréen en échange du gel des exercices militaires américano-sud-coréens doit permettre de renouer avec les négociations multilatérales (Pourparlers à Six), seul cadre possible pour aboutir à une dénucléarisation effective de la Péninsule coréenne et la levée des sanctions à l’égard de Pyongyang.
3) Annoncer le retrait des armes nucléaires tactiques américaines déployées en Europe (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Turquie) en échange du retrait total des armes nucléaires tactiques russes d’Europe
Ces armes américaines dites tactiques (bombes à gravitation B61) sont destinées à être utilisées sur le sol européen et dans le cadre d’une escalade nucléaire entre les Etats-Unis et la Russie. Leur déploiement, loin d’assurer la sécurité de l’OTAN, accroît le risque que des pays européens deviennent la cible d’attaques nucléaires. Leur neutralisation, dans un premier temps, puis leur élimination favoriseront la négociation de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires américains et russes.
4) Adoption par toutes les puissances nucléaires d’une politique de non-emploi en premier par la renonciation à riposter avec des armes nucléaires à des attaques non nucléaires (conventionnelles, chimiques, biologiques, cybernétiques)
En dehors de la Chine et de l’Inde, toutes les puissances nucléaires incluent, dans leur doctrine, des scénarios de recours à l’arme nucléaire contre des attaques non nucléaires perpétrées par d’autres puissances nucléaires ou par des Etats non dotés d’armes nucléaires (exceptions aux « garanties négatives de sécurité ». Seule une politique de non-emploi en premier des armes nucléaires réduira significativement le risque de recours aux armes nucléaires. En effet, seule une attaque nucléaire est de nature à mettre en cause les intérêts vitaux d’un pays. Tous les autres scénarios sont de nature à être dissuadés efficacement par des armements conventionnels ou d’autres formes de défense. La Conférence du désarmement, où sont représentées toutes les puissances nucléaires, est le cadre idéal pour négocier un tel accord.
5) Mettre en place un système de transparence sur les armes nucléaires
Les puissances nucléaires membres du TNP se sont engagées à présenter des rapports périodiques sur les mesures prises pour favoriser le désarmement nucléaire. Force est de constater que ces rapports sont de qualité inégale et contribuent peu à la transparence. Or celle-ci serait de nature à rassurer les pays non dotés d’armes nucléaires que leurs engagements de non-prolifération sont équilibrés par des efforts de désarmement nucléaire. La Conférence d’examen du TNP de 2020 devrait offrir l’occasion de la mise en place d’un tel système de transparence.
- Renforcer la non-prolifération des armes nucléaires
6) Œuvrer à l’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des essais nucléaires (TICE)
L’entrée en vigueur de ce traité, adopté en 1996, est toujours dépendante de la ratification de huit pays (Chine, Corée du Nord, Egypte, Etats-Unis, Inde, Iran, Israël, Pakistan), même si son application provisoire a démontré la capacité de son régime de vérification de détecter les essais nord-coréens. Une ratification conjointe des Etats-Unis et de la Chine suivie d’une campagne internationale aurait un effet d’entraînement sur les autres Etats et renforcerait encore la norme d’interdiction des essais, élément essentiel du régime de non-prolifération.
- Amorcer sans tarder la négociation d’un Traité d’interdiction de la production de matières fissiles destinées aux armes nucléaires (FMCT)
Même si la plupart des puissances nucléaires ont décrété des moratoires unilatéraux de production, tant leurs stocks sont élevés, une nouvelle norme d’interdiction de production serait un moyen efficace d’empêcher le développement de nouveaux programmes nucléaires. Si le Pakistan continue de bloquer l’amorce de la négociation à la Conférence du désarmement, le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU devrait permettre une telle négociation. Afin de faciliter celle-ci, la simple interdiction de toute production future doit s’accompagner d’un engagement des puissances nucléaires de ne pas puiser dans leurs stocks existants pour produire de nouvelles armes.
- Réaffirmer solennellement l’engagement déjà formulé dans le cadre du Traité de non-prolifération, d’« accomplir davantage de progrès pour réduire le rôle attribué aux armes nucléaires dans les politiques de sécurité ».
Découlant des obligations contenues dans l’Article VI du TNP visant au désarmement nucléaire dans le cadre d’un désarmement général et complet, cet engagement vise à rendre la sécurité des Etats moins dépendantes des armes nucléaires et donc celles-ci moins attractives pour des Etats tentés par la prolifération. Au minimum, les puissances nucléaires devraient discuter ensemble de leurs doctrines nucléaires afin de réduire les incompréhensions ou interprétations erronées susceptibles de nourrir une dangereuse course aux armements.
- Agir en faveur de la négociation d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient
Ce projet est à l’ordre du jour de l’ONU et du TNP depuis 1991. Malgré plusieurs tentatives en 1995 et 2010, le processus de négociation en vue de l’établissement d’une telle zone reste bloqué par le dilemme « désarmement en premier » (pays arabes, Iran) et « paix en premier » (Israël, Etats-Unis). La conférence prévue au sein de l’ONU en novembre 2019 devrait entériner un compromis de nature à lancer les négociations combinant des mesures de confiance et de sécurité et des mesures de désarmement. L’Accord sur le programme nucléaire iranien (JCPOA), malgré la crise provoquée par le retrait américain et les rétorsions iraniennes, devrait être considéré comme un modèle en termes de non-prolifération et de vérification, notamment en excluant la production d’uranium hautement enrichi et de plutonium au Moyen-Orient.
- Eliminer les armes nucléaires progressivement et sous contrôle
- Annoncer de nouvelles réductions négociées des arsenaux nucléaires
Détenteurs de 90% des armes nucléaires mondiales, les Etats-Unis et la Russie ont la responsabilité principale de négocier en priorité de nouvelles réductions substantielles et vérifiables de leurs arsenaux en incluant toutes les catégories (stratégiques déployées et non déployées, non stratégiques) ainsi que la défense anti-missile et les composantes spatiales. Un tel abaissement des plafonds facilitera l’association des autres puissances nucléaires à la négociation et à l’étude en commun de systèmes de vérification fiables. Le gel des programmes actuels de modernisation et de lancement de nouveaux types d’armes (missiles de croisière américains à ogive à faible puissance, missiles hypersoniques ou drones nucléaires sous-marins russes) devrait être le point de départ de ces nouvelles négociations, de même que l’inclusion des missiles à portée intermédiaire couverts par l’ancien traité FNI et la prorogation intérimaire du traité New START, qui expire en 2021.
- Procéder à de nouvelles réductions unilatérales
Plusieurs puissances nucléaires, dont la France, ont déjà procédé à des réductions unilatérales de leurs stocks d’armes nucléaires. Le Royaume-Uni a renoncé à la composante aéroportée et ne conserve que la composante sous-marine. La France a renoncé à la composante terrestre et elle pourrait renoncer progressivement à la composante aérienne et aéronavale, jugée onéreuse, vulnérable et inutile. De même, ayant modernisé ses missiles sous-marins, elle peut sans dommage réduire leur nombre et celui des ogives dont ils sont équipés. Ces mesures intérimaires concrétiseraient l’engagement de désarmement nucléaire inscrit dans le TNP.
- Adhérer au mécanisme prévu par le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN)
Ce traité, adopté par 122 Etats à l’ONU, mais dont les puissances nucléaires ont boycotté la négociation, comble une lacune juridique importante : après les armes biologiques et chimiques, il établit la norme d’interdiction de l’arme nucléaire, dernière catégorie d’arme de destruction massive à être prohibée car impossible à utiliser dans le respect du droit international humanitaire qui protège les civils non combattants. Il prévoit que les Etats dotés de cette arme ont le choix pour adhérer à ce traité : soit éliminer leurs armes et s’y joindre, soit devenir partie au traité et annoncer aux autres Etats parties un plan de désarmement vérifiable (le cas échéant négocié avec les autres puissances nucléaires). Lorsque le TIAN entrera en vigueur (après 50 ratifications), il ne sera plus possible juridiquement aux puissances nucléaires d’affirmer que la possession, la menace d’emploi ou l’emploi de l’arme nucléaire sont légitimés par le TNP ou la Charte de l’ONU.
Marc Finaud, ancien diplomate français, membre du Bureau d’IDN, Senior Advisor du Geneva Centre for Security Policy.
2 Responses
En finir avec le nucléarisme pour garantir la sécurité humaine : des propositions au projet
Francis Lenne
Ces propositions sont les clés nécessaires, indispensables, pour qu’enfin le désarmement devienne une réalité, et non la simple « limitation », terme que les États nucléarisés utilisent machiavéliquement comme synonyme de désarmement, ce qui n’a aucun sens, en particulier en matière d’armes nucléaires qui représentent d’emblée une montée aux extrêmes apocalyptique. Ces propositions s’adressent en premier lieu à nos dirigeants politiques nationaux afin qu’ils les intègrent dans notre politique de sécurité et s’en fassent le relais et les défenseurs au niveau international, et en premier lieu européen. Il y faudra cependant d’autres moyens de pression pour qu’ils les entendent, car nous mesurons à quel point ils en sont éloignés. Les rapports parlementaires successifs, la loi de programmation militaire et les préparatifs d’un nouveau Livre Blanc de la sécurité et de la défense, qui dénient tous les engagements au désarmement en feignant de les considérer, démontrent ce machiavélisme éhonté.
Le 21 juillet 2017, Richard Falk, ce professeur américain de droit international de l’Université de Princeton et écrivain, publiait un article intitulé : « Challenging Nuclearism: The Nuclear Ban Treaty Assessed ». Il y démontrait brillamment comment les Etats dotés d’armes nucléaires s’étaient placés hors la loi, ce que la Cour Internationale de Justice avait déjà condamné, en bafouant avec cynisme et sans discontinuer leurs soi-disant engagements au désarmement au titre de l’Article VI du Traité dit de non-prolifération (TNP).
Nul Etat non nucléaire n’est plus dupe, ce Traité fut une manipulation pour créer un apartheid et pour que les Etats nucléarisés auto-légitimés conservent leur hégémonie sur les autres peuples de la planète. Ce qui fut vaguement « acceptable » durant la « Guerre Froide » mais déjà très dangereux (avec la crise de Cuba et les dizaines d’accidents impliquant les armes nucléaires) ne l’est plus du tout aujourd’hui. Le monde a changé, d’autres risques majeurs, démographiques, terroristes, climatiques, guerres civiles, se cumulent, voire accroissent et stimulent ce haut risque nucléaire. Il n’est plus un seul continent qui en soit à l’abri en dépit des Traités créant des zones dénucléarisés. Aussi diplomatiquement utiles soient-elles, ces zones restent une illusion, si des armes nucléaires venaient à être employées par accident ou par folie, tant que toute la planète n’y est pas soumise. C’est l’humanité dans son ensemble qui est mise en grand danger comme cet article de Richard Folk le dit bien, et comme l’a exposé l’UNESCO dès 2009 avec son rapport sur « la sécurité humaine ». Mais nos dirigeant nucléaristes sont encore aveuglés, aveuglés par les sirènes industrielles à courte vue tant la machinerie nucléaire mondiale est gigantesque et se partage des intérêts transnationaux. Ces dirigeants sont également aveuglés car eux-mêmes sont encore victimes du trauma que furent les bombardements inutiles et criminels des populations de Hiroshima et de Nagasaki, qu’ils refoulent avec un pseudo « stratégie de dissuasion nucléaire » qui ne dissuade rien, ni les conflits, ni la prolifération. Les populations restent de plus écartées du débat et elles-mêmes manipulées par une présentation truquée de l’Histoire et de la situation internationale actuelle, avec l’invention d’un ennemi fantasmé aux contours indéfinis rejeté dans le futur à un horizon qui recule toujours. C’est donc d’autres actions, en prenant appui sur ces propositions et comme le réclame d’ailleurs Richard Falk, qu’il nous faut dès maintenant engager (nous, les populations de tous les États qui ont encore un peu de pouvoir démocratique), actions politiques nationales vers les élus qui ne doivent plus bénéficier de notre soutien s’ils restent attachés au nucléarisme, actions internationales via les États signataires du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires et les organisations qui y ont contribué.
C’est enfin, au-delà de ces douze propositions à soutenir dans la durée, un véritable projet que nous devons imposer, projet de transition vers un monde dont la sécurité ne sera plus soumise à la terreur nucléaire, sans cesse contournée. Ce projet intégrera, avec ces propositions et outre le véritable désarmement général et concerté selon un agenda précisé, et avec une mise au ban par l’ONU des États qui continuent à s’y refuser, une démarche de transition industrielle, économique et politique durable. Ce projet, les organisations engagées dans la dénucléarisation militaire peuvent et doivent le construire dès maintenant, ensemble et avec les politiciens engagés et les organismes de l’ONU qui agissent à ce titre. C’est bien d’énergie et de ressources partagées dans le respect de notre environnement dont l’Humanité a maintenant besoin de toute urgence, non de bombes atomiques, et seule une vision planétaire peut y pourvoir, vision par laquelle ces bombes atomiques et les systèmes qui les accompagnent sont et resteront disqualifiés.
C’est bien la survie de nos descendants qui est en jeu, agissons.
Excellent.